L’Art de Perdre (Alice Zeniter) - Réflexions sur la guerre
L’Art de Perdre (Alice Zeniter)
Réflexions sur la guerre
Dans les livres que ma petite bibliothèque locale a la bonne idée de mettre au rebut, j’ai trouvé une nouvelle perle, pour ne pas dire un chef-d’œuvre : l’Art de Perdre, d’Alice Zeniter. Il a eu de nombreux prix mais pas le Goncourt. Peut-être le sujet, la Guerre d’Algérie, aurait créé trop de remous tant il nous faut de temps pour digérer les guerres du passé, au point parfois de ne rien comprendre, ou d’être aveugles, à celles d’aujourd’hui. Ce qui est valable pour l’individu – c’est pour se libérer de cette emprise du passé que certain.es se décident à faire une psychothérapie – est aussi valable pour les collectivités.
Dans ce roman j’ai eu le choc de découvrir une collectivité dont j’ignorais presque tout, les Harkis, à part quelques remarques compatissantes et politiquement bien-pensantes de mes parents lors de différents événements relatés dans le livre. Et quelques paroles de la part de la partie de ma famille Pied-Noir du Maroc sur le fait que ça ne s’était pas passé comme cela… là-bas. Mais comment cela c'est passé vraiment ? Je n'en sais pas beaucoup plus que Naïma, à part que mes parents ont toujours eu de grands amis marocains dans le style prof et poètes... J’en ai retiré l’envie de creuser davantage, comme le fait Naïma dans le roman. Issue de la dernière génération d’une tribu de Harkis, la jeune femme cherche son identité entre les murs de silence construits par des hommes aux poings serrés sur leur colère et l’effacement des femmes. Elles bavardent pourtant, pour faire du bruit et continuer d’entretenir la vie en faisant la cuisine et des enfants. Naïma doit de plus se construire avec des injonctions sociales et politiques totalement contradictoires, exemples vivants de la double-contrainte psychique qui telle une paire de menottes enferme longtemps certains individus assignés à résidence à l’une ou l’autre de leur identité.
J’ai eu plusieurs fois honte d’être française en lisant ce livre, il y a des scènes – vraies – qui sont juste abominables et qui sont loin de toutes se passer là-bas. Mais je pense que beaucoup d’Algériens, de kabyles, de musulmans ont dû ressentir aussi de la honte en le lisant. Car ce roman, comme heureusement de récents documentaires sur la Guerre d’Algérie, a l’immense mérite de la complexité. Celle-ci semble disparaître pourtant dès qu’il s’agit de guerre où sont tout de suite nommés les gentils, nous, et les ordures, les autres. C’est aussi ce que l’on nous répète aujourd’hui. La guerre, ce sont les autres qui l’ont commencée, tels des enfants pris la main dans le sac et cherchant à faire accuser le frère ou le copain. Nous, nous ne voulons pas la guerre. En occident, nous ne la voulons plus car nous préférons le commerce et la consommation. C’est beaucoup plus sympa ? Il n’y a qu’à voir le nombre de morts et d’exactions commises par l’ultra-libéralisme pour se convaincre du contraire.
Les Harkis se sont retrouvés broyés entre les méchants et les gentils. Il y en a eu bien d'autres en dehors de l'Algérie dont l'histoire officielle a gardé encore moins de traces. C'est pour cela que j'ai rajouté une photo venant d'une autre guerre coloniale et de ses conséquences. Déjà embarqués dans les guerres de 14 et de 39/45 qui ne les concernaient en rien, ils voulaient vivre leur vie et développer leur famille. Mais impossible de cultiver son jardin quand les coqs de combat ont décidé de sortir leurs ergots. C’est ainsi qu’ils se sont retrouvés dans un de ces clairs-obscurs de l’Histoire où il ne fait pas bon vivre car y rodent d'abord la mort, et, pour ceux qui survivent, le dégoût de soi-même et la perte de racines, celles de l’origine et celles que l’on aurait voulu planter dans le nouveau sol. Heureusement certains n’ont pas voulu se laisser enterrer vivants et ont revendiqué leur existence et leurs droits. Heureusement aussi, les générations passent et se transmettent, souvent sans le savoir ou au moins le nommer, le flambeau de la survie, puis celui de la vie.
L’Art de perdre, quel beau titre (tiré d’un poème cité dans le livre) ! Dans toutes les guerres les premiers perdants sont les femmes et les enfants qui assistent sans mot dire au désastre avant d’en devenir les victimes expiatoires privilégiées. Ce livre a le mérite de montrer que les victimes en sont aussi les hommes, qui semblent pourtant avoir choisi. Pas seulement les soldats morts au combat, ni même les suppliciés des tortures infernales inventées par les fous furieux qui régulièrement et majoritairement ont le pouvoir dans le monde. Non. Les survivants aussi. Certains murés dans leur silence et dans leur colère, certains se laissant enfin aller à penser, à ressentir, certains noyant dans l’alcool et dans la maladie la douleur jamais exprimée. Qui pourrait les envier ? Ou leur en vouloir.
J’ai ressenti une profonde empathie envers ces Harkis du clair-obscur post-colonial. Je n’ai pas dit pitié, ni même compassion, mais bien empathie. Tout me parlait de ce qu’ils ont vécu – tel que raconté par le filtre de l’écrivaine. J’ai eu des échos familiaux directs, que ce soit dans les conséquences des colonies et de la décolonisation dans ma propre famille, dans les particularités des constructions identitaires et sociales dans le type de parentalité que j’ai choisie à travers l’adoption internationale, ou dans des errances plus intimes et personnelles de moments d’exclusion répétés parfois violents qui m’ont fait marcher dans ces clairs-obscurs. Est-ce que j’ai fini par m’y retrouver ? Oui. Avec comme cadeau une liberté d’être que je savoure chaque jour. Est-ce que l’héroïne du livre finit par s’y retrouver ? Je vous laisse le découvrir.