TÉMOIGNAGE ET RÉFLEXION : PARTICIPATION AU PROJET "WHENIWAS15" DE NICOLAS MATHIEU
G. Darmanin censure un livre pour ados, Bien Trop Petit, tendre et plein d’humour, alors que « Captive » une dark romance où les femmes sont humiliées et violées dès la première page, vous pouvez vérifier sans l’acheter, se vend à des millions d’exemplaires à des gamines avec à peine un avertissement, non que je veuille pour autant la censurer, et que les enfants ont accès sans réserve à toutes les ressources pornographiques d’Internet. Alors je participe à l’action de Nicolas Mathieu et j'ai aimé lire cet été les témoignages touchants, faisant souvent la part belle à l’importance de la littérature dans « l’éducation sexuelle ». Je reçois suffisamment d’ados en thérapie pour voir l’importance de cette période si difficile à vivre, aujourd’hui comme hier.
Mon témoignage :
13 ans. Un corps qui bascule dans la féminité comme on plonge dans un bain chaud couleur de sang. Des douleurs à chaque nouvelle lune et des désirs étranges. Des corps nus sur les plages de Corse, années 70 et mère adepte du naturisme. Des corps d’hommes qui me choquent souvent, tellement plus vieux, des corps de femmes qui me rassurent, parfois.
Un livre dans la chambre de mes parents, « Emmanuelle », le film vient de sortir. Leur chambre claire, lieu de tous les mystères interdits. Une chambre d’été, de lumière et de curiosité. En leur absence je prends le livre et le dévore. Sensations inoubliables. Pas tant le désir des hommes que la conscience qu’Emmanuelle a de son propre corps et de sa jouissance possible. La scène où elle se caresse dans un fauteuil.
Je ne connais alors du plaisir que celui de l’enfance, la course dans les vagues, les chatouilles entre sœurs, le goût de la mousse au chocolat et l’odeur des livres neufs.
L’entrée dans l’adolescence se fait dans la douleur d’un triple traumatisme : l’endométriose, une maladie invisible à l’époque, fait de mes règles un martyre, une première gyneco intrusive déclenche une sidération assimilable à celle d’une agression sexuelle, enfin un viol sur le chemin du collège aurait pu finir de m’achever, je le tais longtemps, m’en croyant coupable. Dans une histoire comme la mienne, les rencontres fécondes, transformatrices, le plaisir avec l’autre, un autre qui ne soit pas un agresseur ou un maladroit, viendront bien plus tard que l’éveil du désir. Mais ce désir est si puissant que la violence et la maladresse ne réussissent pas à le tuer.
Et pour survivre à l’adolescence, il s’appuie longtemps sur les livres. Que serais-je devenue sans eux ? Car à 15 ans, après les chocs, je n’ai pas les mots pour dire ce qui m’arrive. Ces mots, endométriose, abus médical, viol, n’existent ni dans ma famille, ni dans la société, ou si peu, si tabous. Alors donner les mots aux enfants, aux ados, les mots avec tous leurs sens, me semble depuis essentiel. Emmanuelle, et bien d’autres livres, m’ont aidée à ne pas perdre espoir, à croire en la puissance de la vie, en la légitimité du plaisir de soi avec soi, celui des rêves aussi. Et des rencontres à venir.
La lecture m’a offert son refuge et soignée dans un lieu protégé, voilé, non partagé, réservé à la plus stricte intimité, inaccessible à l’autre.
Donnant les mots.
Ouvrant d’autres avenirs possibles dans la brutalité du réel.
Pour aller plus loin :
La censure de « Bien trop petit » fait écho d’autres censures, aux accents plus graves, de ceux des chants qui entourent les livres que l’on brûle, de ceux qui éveillent une mémoire collective que l’on tente d’oublier. Rien de tel ici, juste l’accès d’humeur d’un ministre qui semble ne supporter que sa propre liberté d’expression. Mais difficile de passer à côté des fantômes qui hantent notre inconscient collectif depuis que le livre existe. Et qui ont été repris dans tant d’excellents romans dystopiques.
La censure interdit une parole, en cela elle se rapproche des non-dits qui circulent à bas bruit dans les familles. Dans mon témoignage j’ai écrit : il n’y avait pas de mot pour le dire. C’est essentiel. Quand un mot est posé sur un traumatisme, il est une porte ouverte à une validation, à une guérison possible. Quand des mots sont posés sur les embrasements du corps, ils permettent le déploiement du désir, dans l’amour peut-être, mais déjà dans l’accomplissement d’une jouissance qui ne se sent pas interdite.
Amélie Nothomb qui semble avoir vécu une histoire semblable à celle que je raconte, disait dans un interview sur son dernier livre que la parole de sa mère suite à son viol, ma pauvre petite, lui avait permis d’accepter la réalité de ce qu’elle avait vécu. Sans les mots de sa mère, elle ne se serait pas crue elle-même. Je n’ai pas eu ces mots, car il n’y avait ni témoin, ni personne qui est arrivé « juste après ». Et les adultes ont la fâcheuse manie, pour beaucoup, d’oublier l’intensité des émotions adolescentes, celles qui peuvent même conduire au suicide. Ils sont capables, ces adolescents, de taire et de masquer, de rire au lieu de pleurer, de faire la fête en excès, jusqu'à se jeter de la fenêtre du sixième étage. Ce sont des Arlequins, cherchant comment apprivoiser les mille couleurs de leurs émotions. Un ami m'a envoyé une photo de mes 15 ans, une photo de classe. On dirait un fantôme, m'a dit mon compagnon. Il a raison. À part que je ne faisais pas semblant, une partie de moi était un fantôme, la partie agressée, violée, blessée. J’ai mis vingt ans à me croire. Pourtant je le savais. Mais je ne le croyais pas. La dissociation post-traumatique m’empêchait, pour me protéger, d’éprouver ce que ma tête savait.
C’est pour cela que la croyance est aussi importante que le savoir.
Et l’écriture aussi salvatrice que la lecture.
« Bien Trop Petit » se lit comme le journal intime du narrateur. Combien de ces journaux intimes ont permis l’accès à une compréhension de ce qu’il se passe socialement ? L’intime est politique. Le Journal d’Anne Frank n’en n’est qu’un des nombreux exemples.
Écrire un journal intime m’a permis de traverser l’adolescence. Je n’ai jamais été suicidaire, j’ai toujours trop aimé la vie pour cela et les ressources de l’Enfance ne m’auraient pas permise d’en arriver là. Mais quand même. L’écriture a été un des supports de résilience qui m’ont permis la guérison. Puisque personne ne mettait de mots, je les mettais. D’ailleurs à un moment de ma vie j’ai brûlé tous ces journaux. Je pensais finir de me libérer ainsi, donc je peux presque comprendre ceux qui mettent les livres aux bûchers.
Mais les mots sont tenaces, ils restent jusqu’à ce qu’on les entende. Ils restent jusque dans la voix des fantômes. Alors j’ai dû les réécrire autrement, et les dire aussi, les partager jusqu’à ce qu’ils soient entendus et validés.
Claire Sibille
Écrivaine, Psychothérapeute
64290 - Lasseube
Blog : Écrire... pour tourner la page !
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