HENDAYE, LA PLAGE EN AOÛT
HENDAYE, LA PLAGE EN AOÛT
Quand j’étais petite, la plage d’Hendaye n’était pas cotée par rapport à ses voisines de Biarritz et Saint Jean. C’était la plage populaire par excellence, populaire ayant ici le sens exactement contraire à celui que lui donnent aujourd’hui les ados pour déterminer la star de cour de récré, ou le youtuber en vogue à un instant donné. En effet, populaire signifiait masse, et qui plus est masse de gens mélangés, dont beaucoup d’espagnols, réputés sales et bruyants, et affligés d’un nombre considérable de gamins braillards et de vieillards encombrants. Il y avait aussi la pollution qui remontait régulièrement le courant depuis San Sebastian et nous apportait des tas de choses innommables. Ce constat, largement partagé par les gens comme il faut, n’empêchait personne d’aller le dimanche de l’autre côté de la frontière remplir son coffre de cigarettes, alcools et boites d’olives et asperges détaxés. Et on allait faire la fête, exactement comme aujourd’hui, dans ce pays voisin où c’est tellement plus sympa, vivant, cette terre d’accueil où l’on peut enfin lâcher la bride au corps et surtout aux émotions. Aujourd’hui en Espagne on peut manger parterre dans la plupart des toilettes, contrairement aux françaises, car les Espagnols se sont approprié l’espace public comme étant le leur. Et petit à petit les français reconnaissent toutes les qualités de leurs cousins du sud.
Mais quand j’étais petite et même ado, Hendaye était une plage où il ne fallait pas se commettre. Alors nous restions à Biarritz, au milieu des surfeurs de deux mètres de haut, blonds aux yeux bleus, et venant pour la plupart du nord de l’Europe. Nous restions à Biarritz au milieu des élégantes anglaises et de leurs mylords survivants. Nous restions à Biarritz au milieu des vieilles dames pomponnées et de leur chien, en compagnie des familles acceptables, au milieu des relents de parfums capiteux et hors de prix qui me masquaient trop souvent l’odeur de la mer.
C’était bien agréable quand même.
J’ai de la chance, ma famille est complexe. Une grand-tante s’était mariée de l’autre côté de la frontière et on la voyait toujours avec sa nouvelle tribu espagnole, une de mes grand-mères était anglaise et nous apprivoisait Biarritz et son snobisme ridicule, une autre était basque et m’a fait tomber amoureuse de Bayonne. Mais Hendaye n’existait pas pour nous.
Hendaye. Vingt mille personnes les plus grands jours, vingt mille personnes avec chacune leur serviette de bain, et un parasol par famille. Vingt mille taches de couleurs toutes différentes sur une immense palette.
Envie de peindre.
En marchant sur la plage humide, plus de 3km de long, envie de courir. D’ailleurs je cours. Je veux atteindre l’autre bout. Communion mer-peau-sable-soleil.
Je croise d’abord les surfeurs encore très peu nombreux en cette heure matinale de mer presque étale. Ils seront des centaines tout à l’heure, de tous les âges, bien plus nombreux qu’avant, vivant toutes les variantes possibles du mariage entre le vent, la mer, le sable et un objet contenant le mot surf. Des centaines d’enfants joueront dans la mousse avec leur bout de planche en riant aux éclats. Très peu d’engins bruyants et égocentrés, scooters des mers et jet-skis inutiles et polluants. Surement trop dangereux pour les petits enfants. Un surfeur se met à l’eau devant moi. Sa peau brune luisante d’eau marine, chaque goutte semble une écaille dans la lumière rasante du soleil naissant. L’homme quitte son humanité et redevient un animal marin, puissant, lisse, conçu pour fendre les vagues et plonger dans les profondeurs.
Ensuite je passe les nageurs sportifs qui alternent les quatre nages, puis les premières familles qui arrivent avec parasols et glacières.
Plus tard dans la journée, aux heures très chaudes, la foule se confondra avec l’océan, la respiration des hommes avec l’écume de l’eau salée.
Je regarderai alors chaque serviette abandonnée en confiance sur le sable. Serviette tirée à quatre épingles, bien maintenue par deux chaussures et deux sacs car le vent se sera levé à cette heure. Serviette roulée en boule et jetée près d’une robe et d’une paire de tongs. Serviettes militantes aux couleurs du Pays Basque. Bande de serviettes aux dessins flashys et portraits de rappeurs. Famille de serviettes, papa rouge, maman bleue et les petites de toutes les couleurs avec seaux, pelles et moules pour faire des gâteaux de sable en forme d’étoile de mer. Serviettes solitaires. Ou peut-être abandonnées. Oubliées. Serviettes en couple qui s’entremêlent et partagent leur sable.
La plage d’Hendaye s’est équipée pour accueillir les "personnes en situation de handicap" depuis longtemps. Encore des êtres humains différents. Encadrés par des éducateurs dont certains accusent déjà la fatigue, il n’est pourtant que neuf heures du matin. Une jeune femme naine, obèse et difforme d’une manière que je n’aurais jamais cru possible regarde la mer en souriant. Je vais l’amener se baigner dit l’un des éducateurs. C’est trop pour moi j’ai passé l’âge, lui répond l’éducatrice d’une trentaine d’années. Quand la jeune femme se retrouve dans l’eau, solidement tenue par l’éducateur, elle rit aux éclats en éclaboussant partout. D’autres la rejoignent, certains sur des fauteuils roulants aquatiques. La grande mer les accueille tous et les rires fusent de tous côtés. Communicatifs. Envie de vivre. Merci la mer, merci les soignants, merci les différents. Bon courage. Ce n’est pas simple.
J’arrive en bout de plage.
Quelques couples lesbiens et gays tranquilles, un peu à l’écart pour s’embrasser sans subir le regard qui ne manquera pas d’être là. Beaucoup d'espagnols, que font-ils ici ? Leurs plages sont si belles... Une jeune fille en burkini, couverte des pieds à la tête, se baigne en compagnie d’autres en maillot, elle rit aussi fort, je souffre pour elle, peut-être à tort ? Une famille de naturistes avec ados et enfants. Le nudisme est refoulé aux extrémités de la plage, et le monokini redevient souvent une transgression, comme avant les années 70.
Il faut vraiment s’accrocher pour prendre les hommes au sérieux, parfois.
Quelques solitaires aussi, regardant la mer. Pas dérangés par les marcheurs voulant toucher le rocher du bout de la plage avant de repartir dans l’autre sens. Ces marcheurs savent bien qu’ils vont ainsi traverser la mini-zone réservée aux naturistes, et ils s’en fichent pour la plupart. D’autres ne peuvent s’empêcher de regarder, en essayant de ne pas avoir l’air.
Et puis.
Et puis LE BAIN.
En quittant la plage d’Hendaye, j’ai le sourire aux lèvres.
Claire Sibille
Écrivaine, Psychothérapeute