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Dernier article avant la fin du monde (celle de 21h45)

par Marie-José SIBILLE

publié dans Le quotidien - c'est pas banal ...

Mine de rien, tout le monde en parle.  

En riant, se moquant, se gaussant, en blaguant,  profitant, mais quand même.

Les petits enfants ont eu peur ces dernières semaines. Il a fallu leur expliquer que non, le monde entier n’allait pas exploser aujourd’hui, que sinon on l’aurait su un peu avant. Des maîtres et maîtresses bien inspirés en ont profité pour parler des Mayas. Et les parents ont trouvé les mots qu’il fallait dans leur langage à eux pour rassurer les petits qui ont osé parler.

La fin du monde est un enjeu important. Les traditions des peuples mettent toujours en avant deux mythes fondamentaux : celui de la création du monde, et celui de sa fin. Chez nous, il y a entre autres la Génèse et l’Apocalypse. Le début et la fin. C’est toute la question du temps, des temps. Mais de quel temps parlons nous ? 

 

La nuit dernière était la nuit la plus longue de l’année. J’avais expliqué à mes enfants depuis un moment déjà les solstices et les équinoxes, la course du temps solaire tout au long du cercle de l’année. La plus jeune a vraiment pris conscience cette année de cela. Depuis quelques semaines elle me dit : j’ai peur de la nuit la plus longue maman, j’ai peur de m’ennuyer. Dans la durée rationnelle, celle qui régit nos activités sociales, la nuit la plus longue, c’est une minute de plus que celle de la veille. Dans le temps psychique, celui d’où parle ma fille, la nuit la plus longue est un tunnel sans fin dont on ne sait pas si on verra le bout. Sauf à allumer une bougie pour l’éclairer, et cultiver la patience, celle du temps de l’Avent.

Je suis heureuse de vivre dans la nature. Je n’aimerai pas que la lumière des néons et des pubs clignotantes m’empêchent de sentir la noirceur de la nuit la plus longue. J’ai aimé remonter hier soir chez moi dans la nuit absolue éclairée par une pâle lune en son premier quartier. Et voir le reflet dans une chambre d’une lumière oubliée.

Une autre dimension du temps, c’est la synchronicité . Ainsi, en France, cette semaine, comment se fait-il qu’en même temps que la fin du monde, la législation sur la fin de vie soit le sujet central de l’actualité ? La synchronicité, comme tout ce qui est important, nous parle du lien entre les objets censés être inanimés, les évènements, les êtres vivants. Certains y voient du sens, d’autres parlent de coïncidences et en rient. Certains y voient trop de sens et finissent par basculer dans un univers où tout est signe, et où rien ne vient défusionner l’homme de la nature. Il me semble qu’un équilibre est possible à trouver entre la raison et la folie. Cet équilibre, je l’appelle pour moi imagination créatrice et intelligence sensible. J’en ai croisé des fous, et des folles, guettant des signes à chaque coin de rue. J’en ai croisé des rationalistes bornés incapables de sortir de leur calculette ou de leur dogme scientiste. Aucun de ces mondes ne me convient, même si j’ai plus jeune cherché ma place dans chacun d’entre eux. La fin du monde invite à réfléchir sur sa vie il semblerait. Le décalage entre ce que je ferai si c’était la fin du monde et ce que je fais est  intéressant. Il nous montre l’écart entre notre vie réelle et notre vie rêvée. Heureux sont ceux et celles qui peuvent dire : si c’était la fin du monde, je resterai là où je suis, avec ceux qui sont déjà dans ma vie. Ce matin de fin du monde, je me sens reliée, et la fin n’existe plus.

Pour des millions de gens sur la terre, et malheureusement d’enfants, aujourd’hui sera la fin du monde, de leur monde. Comme hier, et comme demain. Certaines fins seront douces et reliées, d’autres sinistres, violentes, cruelles, solitaires. Si cette journée  peut déjà nous faire penser à eux ?

Et à la fin des fins comment se fait-il que ce sujet passionne autant, même à travers l’humour ou la dérision ? Qu’attendons-nous donc collectivement ? L’attente d’une fin prend dans notre monde l’allure d’une espérance. Cette attente nous  parle de l’absence de changement et d’une pression qui dure. La fin du monde peut représenter un besoin de passage à l’acte collectif. Une sorte de terrorisme final libérant la pression et la violence trop longtemps contenues de milliards de gens. C’est la peur éternelle des petits dirigeants qui flottent sur leur bidon de pétrole vide sur la mer du déluge.

Faut-il euthanasier la société libérale dont l’agonie trop longue entraîne tant de millions de gens avec elle ? L’euthanasie des sociétés, cela s’appelle la révolution. Certains y pensent, d’autres se nourrissent de l’agonisante en lui faisant signer des chèques en blanc comme avance sur héritage, d’autres préfèrent changer de pièce et s’occuper des petits-enfants qui trépignent dans la cuisine. Voilà notre monde, comme déjà de nombreuses fois dans le passé.

L’idée de la fin est néanmoins importante : un monde sans fin ? Quel ennui ! Une vie sans fin ? Terrifiant. Même si la fin, la mort pour la nommer enfin, vient toujours trop tôt, se montre toujours cruelle, elle clôture, accomplit et contient.

Des tas de mondes vont finir aujourd’hui.

Et vous, de quel monde voulez-vous la fin ?

                                                   Alpha et omega

 

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Une vie violée: Accompagnement thérapeutique d'un viol

par Marie-José SIBILLE

publié dans Alterégales

Un verdict récent a choqué une partie de l’opinion ces dernières semaines : celui rendu pour le viol collectif subit par deux jeunes filles à Fontenay-sous-bois[1].

Imaginer de jeunes garçons accomplir de tels actes, et des hommes encore jeunes dans un tel déni d’humanité, dans une telle obscurité psychique et mentale alors que certains d’entre eux sont devenus pères, provoque la tristesse, voire la compassion pour eux, pour l’avenir de leurs enfants, pour le présent de leurs compagnes.

Mais aujourd’hui je donnerai la priorité à leurs victimes, et surtout à toutes les autres, celles qui n’ont jamais osé dire, celles qui n’ont pas eu le soutien ou la force nécessaires pour sortir du silence et traverser les multiples obstacles, familiaux, amicaux, sociaux, médicaux, légaux, qui se mettent en travers de la route des femmes qui ne veulent pas taire le crime subi.

Car force est de reconnaître qu’il est encore possible dans un pays démocratique comme la France de martyriser, violer, torturer, trop souvent jusqu’à la mort, des femmes et des enfants en toute ou relative impunité. Dans le silence. Et il nous faut donc de manière incessante continuer à en parler.

Une femme adulte, bien dans sa vie et dans sa peau, entourée par sa famille et ses amis, au fait des recours possibles, violée par un ou des inconnus de manière unique et imprévue, va mettre des mois à se remettre d’une agression de ce genre. Et même dans cette situation, avec une victime « bien sous tous rapports », il y a des risques de minimisation et de banalisation par l’entourage - une manière de rendre les faits plus digestes -, il y aura les doutes, les questions auxquelles il faut répondre, le rejet, la honte, la peur de briser un tabou, et, finalement, l’angoisse d’être au fond la seule coupable de ce qui s’est passé, le sentiment d’être seule au monde avec le traumatisme.[2].

Que pensez-vous alors qu’il va se passer pour une ado violée par une bande de « copains », surtout si cette ado a « vraiment dépassé les bornes » en se droguant, buvant, fumant ou mettant une mini-jupe, voire tout en même temps ? Que va-t-il se passer pour une enfant agressée par un adulte qu’elle connaît, pour une collégienne abusée par un membre de l’éducation nationale, pour une patiente violée par un médecin ? Et si je ne souhaite parler ici que des filles et des femmes, victimes de loin les plus nombreuses, je n’oublie pas pour autant les petits garçons et les adolescents.

 

Une des femmes victime de viol que j’ai accompagnée - appelons-là Camille - a encore, plus de vingt-cinq ans après les faits, du mal à envisager une relation stable avec un homme : elle se sent très vite menacée, enfermée, sous emprise. Elle a pourtant trouvé sa place dans son travail d’éducatrice et développé des relations satisfaisantes avec ses deux filles adolescentes, alors même que celles-ci traversent l’âge où elle a vécu ce trauma.

C’était l’été, le temps des amours auxquels elle ne connaissait rien encore ; elle n’en savait que les battements de cœur de la cour de récréation. C’était le temps de la joie de vivre et de l’élan vital qui s’expriment dans la musique et la danse, cet élan vital qui pousse certains hommes à semer leurs spermatozoïdes dans des ventres qui les refusent, poussés par la testostérone et la brutalité qu’ils ne savent pas ou ne veulent pas contrôler. Le temps de l’été, un temps parmi d’autres où la violence sexuelle prend trop de place, dans les fêtes de village et les beuveries qui vont de pair, dans les sorties de boîte et sur les plages au clair de lune, dans les cités surchauffées comme dans les bureaux et les chambres d’hôtels climatisés.

Pour Camille, c’était dans un champ de maïs, des garçons qu’elle connaissait, au retour d’une sortie à la piscine. C’était la période fragile de la puberté, ses débuts de femme, son ouverture à l’amour.

« J’ai 13 ans, je reviens en mobylette à la maison après la piscine, quand deux jeunes garçons que je connais, car ils habitent près de mon collège, me suivent, eux aussi en mobylette, puis m’encadrent et m’invitent à aller dans un champ au bord de la route pour « discuter ». Le fait que par naïveté et timidité, par soumission, je les ai suivis, m’a empêché de nommer cette agression pour ce qu’elle était, un viol. Mais surtout, je pense que je ne savais même pas que ça existait, je n’avais pas de mots pour ça, personne ne m’en avait jamais parlé. Ce que je revois encore aujourd’hui, à 40 ans : le champ de maïs, le soleil très fort, les yeux d’un des garçons qui ne m’a pas violée mais qui a tout regardé, moi les bras écartés par terre, la tignasse noire du garçon qui m’a violée. Ils devaient avoir à peu près 16 ans. Je n’en ai parlé à personne pendant plus de vingt ans, mais cet acte silencieux et gardé secret a rongé jour après jour toute estime de moi-même jusqu’à ce que je me détruise de toutes les façons imaginables. Pourquoi n’ai-je rien dit à mes parents ? Parce que je ne  voulais pas les déranger, et parce que j’avais déjà perdu confiance dans le monde des adultes et dans leur capacité à me protéger. J’avais déjà vécu l’agression d’un exhibitionniste quand j’étais petite fille, et le policier qui avait reçu ma famille m’avait traitée de menteuse et déclaré en riant un non-lieu, que mon père avait accepté. C’est ce jour là que j’ai appris à me taire. Non seulement avec les autres, mais à l’intérieur de moi, où cet évènement a été enfermé sans accès dans un coin de ma mémoire pendant de longues années. Combien d’autres encore ? C’est une question que je continue à me poser. »

 

Camille a pu digérer la blessure, pas la guérir, mais apprendre à la porter, à vivre avec, à ne pas la laisser prendre toute la place ni définir son identité, même si ce trauma a limité ses possibles, tant dans son parcours scolaire qu’affectif. Elle n’a pas été entièrement anéantie par ce crime, ni par ses conséquences, encore plus destructrices. En étant positive, je peux même imaginer, et elle aussi, que la transformation de ce trauma a développé chez elle des qualités humaines et d’empathie qui n’auraient peut-être pas existé sinon.

Mais cette histoire aurait pu se terminer beaucoup plus mal.

Tous les jours des victimes de viol, surtout pendant l’adolescence, développant les mêmes comportements à risque que ceux que Camille a développé par la suite, rencontrent la mort au bout du parcours. La mort rapide par overdose, accident de la route, souvent dans un état de grande alcoolémie, ou par suicide. La mort lente par l’alcoolisme et le tabagisme, la malbouffe et les troubles alimentaires, l’enfoncement et la paralysie progressive dans la dépression chronique et le recours massif et dans la durée aux anxiolytiques et antidépresseurs.

Dans le viol s’entremêlent différentes formes de violence ; elles se marient pour produire des chimères monstrueuses qui nous laissent pour morte sur le bord du chemin : en effet, quand nous croyons avoir réussi à fuir la gueule du lion, la queue du scorpion nous rattrape par derrière.

Mais le courage de la femme est immense, à la hauteur parfois de l’estime de soi bafouée, comme le montre par exemple une autre histoire, en Tunisie cette fois, où il faut voir cette jeune femme violée par deux policiers lutter contre les déviances d’un état grâce à Internet[3].

Le viol permet de comprendre,  à travers un trauma simple, simple dans le sens de limité dans l’espace et le temps, qu’un acte de violence n’est jamais isolé.

Il s’inscrit d’abord dans un contexte socio-culturel qui le tolère, voire le nourrit, l’encourage, le provoque. C’est pour cela qu’il faut en parler, jusqu’à ce que ce soit rendu inadmissible au moins dans notre pays, qui bien que loin de pays comme l’Egypte, ou 80% des femmes sont victimes de violences sexuelles, connaît encore 75000 femmes violées par an (oui !), et une femme qui meure tous les trois jours sous les coups de son compagnon.

En plus d’être lui-même le fruit d’un contexte de violences socio-culturelles ou familiales, le viol va déclencher une réaction en chaîne de comportements autodestructeurs de plus en plus extrêmes, le trauma se conduisant alors comme un ado cherchant la limite ! Et ce jusqu’à ce qu’il soit entendu et que ses conséquences soient stoppées par le soutien intime, psychothérapeutique ou médical, ainsi que par la sanction rigoureuse de la loi.

Si cela dure trop longtemps, il deviendra très difficile d’attribuer ces comportements au trauma initial, en particulier quand le viol a eu lieu pendant l’enfance ou l’adolescence. Ces actes autodestructeurs transforment en effet souvent la jeune femme en l’objet de jouissance que ses agresseurs avaient d’abord vu en elle, et les pires injures paraissent enfin justifiées pour la qualifier … aux yeux de certains.

Si nous prenons en détail la première agression de Camille, celle de l’exhibitionniste, elle a du faire face à la violence visuelle - voire physique elle ne s’en souvient plus, il y a un blanc - de l’agression, à la violence des moqueries dont elle a été l’objet alors qu’elle essayait de raconter son histoire au policier, à la violence de l’humiliation due à la fragilité de son père et à l’absence de sa mère qui n’ont pas pu la défendre, à la violence de l’attitude de la police qui a décidé d’un « non lieu » - c’est-à-dire d’un déni de l’évènement cautionné par la loi -, à la violence psychique de l’énergie développée pour « oublier » cette situation.

Imaginons un instant, prenons le temps de sentir le pacte de silence que Camille a passé avec elle-même à ce moment-là.

Pendant le viol à l’âge de 13 ans, l’histoire s’est répétée en plus fort : violence physique de l’agression, mais aussi du voyeurisme du copain ; violence du silence qu’elle a ensuite choisi de garder à l’intérieur de sa famille, silence qui l’a mise en prison dans l’endroit censé être le plus sécurisant pour elle ; violence du « retour du refoulé » du premier trauma et de l’énergie psychique nécessaire pour l’enfermer à nouveau ; violence spécifique à un viol au moment de la puberté.

Le viol dans l’enfance, la puberté, la jeunesse ou l’âge adulte n’ont pas les mêmes conséquences, sans pour autant devoir hiérarchiser celles-ci. A l’adolescence, en particulier à la puberté, et dans un contexte familial comme celui de Camille, le viol est comme une bombe qui fait exploser le corps de la femme en train de se construire, qui détruit la confiance dans la relation entre les sexes, qui anéantit l’idée d’une relation affective sécurisante.

Encore après, Camille a vécu la violence intime de l’autodestruction et des conduites  à risque qui ont démultiplié l’impact du trauma initial, en particulier par la répétition de viols que par la suite elle a oublié de nommer comme tels, mettant cela sur le compte de la libération sexuelle et de l’émancipation de la femme, ce qui est le comble et la perversion ultime de nombreux viols commis dans les années 70/80. Elle se rendait bien compte de l’absence de plaisir, du besoin de drogue ou d’alcool, et de l’incapacité à dire non, mais elle ne pouvait « penser » la situation, elle ne pouvait plus repérer la maltraitance et l’emprise, malgré son intelligence brillante dans d’autres domaines. Elle vécut aussi la violence des rêves et des fantasmes visant à apprivoiser le traumatisme et augmentant sa culpabilité nuit après nuit ; s’y ajoutaient, jour après jour, la violence des manifestations « borderline »,  ces manifestations limites de dépersonnalisation, de décorporation, de distanciation extrême qui finissent par faire basculer certaines du côté de la folie ou du suicide.

 

La violence est l’ombre de l’empathie, elle crée des liens aussi forts que l’amour et renâcle à nous laisser partir. Elle abolit toute idée de séparation entre soi et l’autre tout en créant une barrière infranchissable entre ces deux là - la victime et la violence, la victime et l’agresseur intériorisé - et le reste du monde. Il faudra au thérapeute beaucoup de patience, d’empathie, d’humilité, mais aussi d’intérêt véritable pour l’autre, pour pouvoir traverser la barrière.

 

[1] Procès des viols collectifs de Fontenay sous Bois, dit procès des « tournantes ». Acquittement de dix des prévenus, quatre condamnés de trois ans avec sursis à un an ferme. Je ne reviens pas sur les détails, disponibles dans la presse, par exemple dans le Monde, où figure également le témoignage des victimes : Le calvaire de Nina, victime de viols collectifs dans sa cité - Le Monde , et dans les journaux féminins, lire par exemple l’éditorial et l’article de « Elle » du 19/10/2012. Procès des viols collectifs de Fontenay sous Bois, dit procès des « tournantes ». Acquittement de dix des prévenus, quatre condamnés de trois ans avec sursis à un an ferme.

[2] Prenez le temps d’aller écouter le remarquable travail fait par le journal féminin Marie-Claire, et le témoignage de cette journaliste violée en Egypte.  www.marieclaire.fr : http://www.marieclaire.fr/,ces-femmes-qui-ont-brise-le-tabou-du-viol,2610255,544134.asp. Elle note qu’un correspondant de guerre qui serait revenu avec une balle passerait pour un héros, alors que son viol collectif sur la place Tahrir, personne ne voulait en entendre parler. 80% des femmes égyptiennes sont victimes de violences sexuelles. Merci et bravo à toutes ces femmes. Voir aussi : Viol : la honte doit changer de camp ! http://contreleviol.fr/:

 

Une vie violée: Accompagnement thérapeutique d'un viol

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