L'homme qui murmurait à l'oreille du bois
L'homme qui murmurait à l'oreille du bois
Il est arrivé chez moi tôt le matin pour livrer et monter un meuble un peu compliqué. Un nouveau lit.
Il a défait les cartons avec précaution et aligné les pièces l’une à côté de l’autre. Puis il a choisi ses outils. Je l’entendais parler depuis la pièce d’à côté, alors je suis venu regarder de temps en temps, juste pour voir le lit habiter peu à peu le vide.
Il ne se parlait pas à lui-même comme je le pensais. Il parlait au lit, ou plutôt à chaque pièce de bois, l’une après l’autre. Il parlait doucement, avec chaleur et empathie, comme on encourage un enfant à apprendre, quand on est bien luné.
« T’es un bon, toi », disait-il au montant du lit qu’il caressait en passant, jouissance du contact soyeux, je peux comprendre, « tu sais que j’ai une longue journée qui m’attend et t’as décidé de m’aider ». Puis il a tapoté l’autre montant, histoire de lui montrer comme son copain était participatif. Et l’autre montant s'est mis juste là où il fallait.
Puis il a pris un maillet matelassé pour aider une petite pièce à rentrer dans le rang.
Il ne voulait pas risquer de faire un bleu au lit.
Il s’est énervé un peu contre une latte qui ne se mettait pas bien comme il faut, qui n’y mettait vraiment pas du sien, « Tu as décidé de me prendre la tête toi aujourd’hui » ! Mais c’était juste un moyen de réveiller la latte et de mobiliser son énergie. Le bout de bois lui résistait, mais il allait finir par comprendre. « Ah, voilà, tu t’y es mise finalement ! Tu vois que ce n’était pas si dur ! ». La latte s’emboitait maintenant parfaitement avec ses copines. Il releva un instant la tête avec un sourire satisfait.
Au bout d’une demi-heure de travail, il a défait les deux chevets et les a posés de chaque côté du lit, et, dernière touche au tableau, il a passé un coup de chiffon pour enlever la petite poussière de bois.
« Tant qu’à faire », m’a-t-il dit.
Je voyais qu’il était fier.
Il commençait bien sa journée.
Et me sont alors revenus ces clivages de ma scolarité entre les intellectuels, les bons quoi, et puis les manuels, les mauvais, le rebut.
Et puis chez les intellectuels, il y avait les vrais bons, les scientifiques, ce qui feraient « S » aujourd’hui, et les faux bons, les littéraires …, les « L ». Par exemple et au hasard les femmes qui ont besoin d’apprendre quelques mots pour pouvoir bouquiner entre deux corvées ménagères quand elles seront mariées et auront des enfants.
Et puis après, il y avait les vrais vrais bons, ceux des grandes écoles, et les faux vrais bons, ceux de la Fac …
Et au final, il n’en reste plus qu’un, un homme blanc, tout paumé en haut de sa pyramide, mais qu’est-ce qu’il nous ……. !
J’ai mis trop de temps à larguer les amarres pour faire ce qu’il me plaît, à murmurer à l’oreille de ce qui m’écoute et me parle, tant la pression élitiste de ce système d’apprentissage se présente encore souvent comme la seule vérité malgré ses échecs spectaculaires en terme d’intégration sociale et d’épanouissement professionnel et humain. Il faut aujourd’hui comme hier suivre la droite ligne depuis la maternelle encore heureusement un peu épargnée, un peu créative, jusqu’à l’université et aux grandes écoles, publiques ou privées, ces régimes totalitaires du savoir.
Alors merci à cet homme qui murmure à l’oreille du bois.
Quand il est parti, j’ai vu le lit sourire.