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La peur de l'autre: quand la différence devient menace (2/fin)

par Marie-José SIBILLE

publié dans La psychothérapie - de quoi ça parle

LES REFLEXES DEFENSIFS

 

Ce que l’on appelle les mécanismes de défense sont avant tout, il ne faut jamais l’oublier, des systèmes adaptatifs. Il est donc très important de les respecter tant que rien d’autre n’est possible.

Ces systèmes internes se transforment en signaux de communications, une sorte de langage non verbal, qu’il est bien sûr fondamental de comprendre en tant que psychothérapeute, mais aussi dans nos relations sociales et intimes, pour aller vers des relations moins violentes.

Chez l’enfant maltraité, abusé, dominé, c’est souvent la  sidération et le mutisme qui peuvent nous alerter. Je me souviens d’une mère disant à sa petite fille abusée par un pédophile : pourquoi n’as-tu rien dit ? Impossible, bien sûr, pour l’enfant de parler de l’innommable! D’autant plus que la décorporation est un système de défense également bien connu des victimes d’abus en particulier sexuels, un mécanisme ingénieux qui permet de ne rien sentir, en tous cas de manière consciente. D’autre part il n’est pas facile pour un petit bout de chou de parler à ses parents, si grands, si aimés, si occupés ! Un grand rôle des parents et des éducateurs est bien sûr de donner à l’enfant les mots pour dire ses émotions et ses ressentis, surtout les plus difficiles, les plus interdits. La grammaire et le langage émotionnels, voilà bien des disciplines où nous trouvons un taux d’analphabétisme inquiétant dans notre société. Mais c’est difficile pour un adulte de transmettre à l’enfant un langage où lui-même en est au B-A BA !

Chez l’adolescent et l’adulte ces systèmes vont se cristalliser à travers différentes attitudes :

1)      L’évitement, conscient ou non, est le terme qui, encore plus que celui de fuite, pourrait regrouper nombre de ces comportements. Avec des nuances variables selon la personne :

§         le blindage caractériel permet de ne plus ressentir d’émotion et donc de n’exprimer aucune vulnérabilité ; ce blindage pouvant aller de la psychorigidité banale à la mise en place d’une structure paranoïde qui va servir de bouclier.

§         la mise en danger qui peut aller jusqu’au suicide, à l’accident ou à la maladie grave (qui manifeste souvent un appel à l’aide et à soutien de type parental jamais reçu) ; il y aurait là une grande piste à explorer pour désencombrer les urgences hospitalières ! Cette mise en danger par l’autodestruction, la maladie, les addictions, manifeste un retournement contre soi de la violence qui ne peut s’exprimer, car la colère est une émotion interdite quand on souffre de la peur de l’autre. Et elle permet elle aussi l’évitement de la situation difficile.

§         L’hyperactivité, la logorrhée, la peur de la solitude ou du silence en sont d’autres manifestations, la liste n’étant bien sûr pas exhaustive.

2)      Les tentatives de manipulation de la violence subie, plus que de son auteur, et de maîtrise de la terreur qui en résulte, que sont par exemple :

§         L’identification à l’agresseur et la soumission apparemment joyeuse  dans les relations d’emprise. Le besoin de faire plaisir de la femme battue, et de l’homme d’ailleurs, ou de l’enfant maltraité ; répondre par un « cadeau » ou un compliment à la personne qui nous agresse.

§         Devenir superstitieux et chercher refuge dans des croyances qui permettent de faire tiers. Si je ne croise pas de femme de plus de 50 ans d’ici à la maison, il ne me battra pas ce soir …

§         Se positionner clairement en victime ou en dominé, dans l’espoir de voir diminuer, ce qui serait le cas chez les animaux, le comportement de violence qui déclenche la peur : détourner le regard, se baisser, voire se coller à l’agresseur ou à la personne qui réveille chez nous le réflexe de la peur. Cette attitude est souvent méprisée socialement, on la nomme lâcheté, obséquiosité, léchage de bottes ou autres expressions encore moins agréables. Certes elle ne nous renvoie pas à la partie la plus brillante de notre humanité ; mais qu’en est-il des causes d’une telle attitude de mépris de soi ?

3)      Enfin l’agressivité et le passage à l’acte violent quand la personne n’en peut plus. C’est le conjoint maltraité qui assassine son bourreau, c’est l’enfant abusé qui met le feu à la maison, c’est le paysan humilié qui coupe la tête au roi. Au bout de combien de siècles d’esclavage ?

           

LES CAUSES DE LA PEUR DE L’AUTRE

 

L’Eternel jeu complexe entre l’inné et l’acquis rend toujours délicat de réfléchir sur les causes d’un phénomène aussi ancré dans l’humanité. Mais nous pouvons identifier malgré tout des comportements qui vont aider à surdévelopper ce qui n’est au départ qu’un réflexe somme toute très naturel, et, je le répète encore une fois, une étape indispensable de notre développement.

Je ne traiterai ici que des comportements qui ne sont pas (encore ?) toujours répertoriés comme des maltraitances envers l’enfant, comme le sont les violences physiques, les abus sexuels, ou la déficience de soins.

·         Les menaces archaïques : L’adulte qui, dans le cadre d’une psychothérapie par exemple, accepte de plonger dans cette peur, pourra trouver l’image mais peut-être aussi la réalité d’une mère dévoratrice ou indifférente, d’un père tout puissant jugeant, méprisant, excluant, bref de figures parentales sensées protéger et aimer qui au contraire incarnent la terreur et la maltraitance. L’adulte confronté à ces souvenirs, je ne parle pas ici de la vie fantasmatique telle que l’a pensée la psychanalyse, mais bien de la maltraitance réelle de l’enfant réel, pourra se sentir dans le présent la menace d’un danger très grand, voire d’une mort imminente. La théorie de l’attachement nous permet de comprendre que si la sécurité de base dans la relation, avant même de parler d’amour familial ou de tout autre sentiment, n’a pas été construite et respectée dès la toute petite enfance, l’adulte souffrira de nombreux troubles dans ses relations autant intimes que sociales.

      La peur est une manière terrible mais bien réelle de rester attaché à l’autre.

·         Le soutien à la socialisation ou son absence par les parents : Certaines familles vivent en huis clos,  repliées sur elles-mêmes. Quand le jeune adulte en sort c’est parfois par une rupture brutale, et il se retrouve projeté dans un monde auquel il n’a pas été préparé. Il pourra certes dire encore : maman j’ai peur, mais maman n’est plus là. C’est aussi le cas dans l’autonomisation trop précoce de l’enfant par des parents immatures dépassés par la parentalité ; ou encore dans la surexposition précoce, dans certains excès libératoires de mai 68, d’enfants à toutes sortes de relations ou de vies communautaires, y compris sur le plan sexuel.

·         La contagion familiale : des parents anxieux sociaux ne vont pas pouvoir transmettre de compétences sociales et relationnelles à leur enfant. Or celles-ci s’acquièrent, il n’est que de voir les  rites de socialisation dans les sociétés tribales, et l’école ne suffit pas toujours à compenser ce que la famille n’a pas au minimum semé. Certains parents, surtout aujourd’hui, peuvent aussi refuser le conflit avec leur enfant, l’expression de l’autorité, les limites. La peur de l’autre peut alors s’enraciner dans la peur de détruire l’autre que j’aime et dont je dépends si j’exprime ma colère, car je le ressens comme trop faible.

·         La transmission transgénérationnelle : la réponse à un stress peut se transmettre entre générations. Une expérience intéressante[1] nous montre qu’une poule soumise au stress perd une part de ses capacités cognitives - en particulier celles qui ont trait à l'orientation. Surtout, elle transmet à sa descendance la dégradation de ces facultés.  Pas moins de 31 gènes sont ainsi sur-exprimés ou sous-exprimés chez les bêtes soumises au stress. Autant de divergences que les scientifiques retrouvent, dans une certaine mesure, dans la descendance des volatiles. Et ce, bien que celle-ci n'ait eu aucun contact avec ses génitrices et qu'elle ait grandi dans un environnement "non stressant". En sus, des conséquences collatérales ont été notées, comme une croissance plus rapide chez les rejetons des poules stressées ... Des petits poussins pressés de quitter le nid de parents déficients !  D’autres travaux, sur la réponse de mammifères à un stress de nature chimique, suggère que des rats dont l'un des arrière-grands-pères a été exposé à la vinclozoline (un fongicide) ont un succès reproductif inférieur à ceux dont aucun ascendant n'est entré en contact avec ce produit, interdit depuis peu en Europe. Là encore, la transmission à la descendance d'un caractère acquis en réponse à un stress s'effectue sans mutation génétique.

Chez les êtres humains, les travaux sur la résilience entre autres, montrent que le syndrome de stress post-traumatique se transmet entre les générations, par exemple les traumatismes de guerre ou d’exil. Mais c’est le cas aussi des secrets de famille dont la toxicité peut durablement affecter la descendance.

 

Ensuite il faudra voir si ces expériences et empreintes précoces sont confirmées, ou au contraire transformées :

 

-          à l’école : Humiliations, moqueries, exclusion, phénomènes de bouc émissaire. Par les professeurs ? Par les pairs ? Ou au contraire, apprentissage, estime de soi, insertion sociale.

-          à l’adolescence : intégration de la sexualité, honte par rapport au corps, relations avec l’autre sexe, positionnement par rapport aux tentations addictives et aux comportements ordaliques. Intégration dans des clans, des bandes, des gangs, isolement notable, ou « saines camaraderies «  et amitiés adolescentes.

-          chez le post-adolescent ou le jeune adulte : entrée dans  le monde du travail, relations de pouvoir, rituels sociaux et de dominance, expression et évaluation de ses compétences, rapport à l’argent.

-          chez l’adulte : va-t-il pouvoir se remettre en question ou rester figé éternellement dans les systèmes défensifs issus des traumas précoces ?

-          chez la personne âgée : va-t-elle restée socialisée, en rapport avec ses désirs et ses besoins, garder sa place dans la famille, s’ouvrir humainement voire spirituellement, quel que soit ce que l’on entend par là et affronter le grand Autre en ayant au moins le sentiment d’avoir vécu et transmis ? Ou va-t-elle se laisser envahir par les terreurs enfantines, peut-être refoulées ou tenues à distance pendant la période adulte ? Ou encore se retrouver confrontée à des situations de dépendance institutionnelle ou familiale qui vont la retraumatiser en rejouant, encore une fois, des scènes de violence et d’emprise déjà connues ? La dépendance de la fin de vie, comme celle du début de vie, est incontournable, et sûrement indispensable. Mais dans quel contexte est-elle vécue ?

 

QUE FAIRE ? Psychothérapie et résilience

 

Il ne s’agit pas pour moi ici d’apporter des solutions ou de changer le monde d’un coup de baguette magique, heureusement pour nous tous … Mais de réfléchir à un comportement de bientraitance mutuelle, qui s’enracinerait dans l’estime de soi et le respect de l’autre, et qui serait un des apprentissages relationnels différent que pourrait permettre la psychothérapie, en tant que source de valeurs culturelles et de réflexion politique.

Il apparaît important tout d’abord, quand nous travaillons sur cette zone de peurs, de déjouer le mécanisme de la panique, de la terreur, c’est-à-dire de la peur de la peur, de la peur devenue un automatisme relationnel. Reconnaître la soumission de l’enfant chez l’adulte et écouter la peur de cet enfant, puis faire émerger l’affirmation de l’adulte tout en gardant le contact avec l’enfant me paraissent à la base d’une psychothérapie de l’anxiété sociale.

Et cela est fondamental si l’on considère la bientraitance relationnelle mutuelle comme la clé d’un changement de la société.

Il existe des personnes réellement toxiques dans la relation, pour des tas de raisons toutes compréhensibles et susceptibles de provoquer l’empathie. Mais nous avons aussi le devoir d’empathie envers la victime actuelle de la victime passée ! Il faut pouvoir se protéger de la toxicité d’une relation sans exclure la personne, ce qui devrait toujours être le cas avec un enfant devenu toxique par excès de maltraitance subie. Or les débats sur la pénalisation des crimes commis par des mineurs montre à quel point ce sujet reste interrogeant pour beaucoup, y compris dans nos démocraties.

 D’ailleurs, qui d’entre nous n’a jamais été un élément toxique dans une relation ou dans un groupe ? Qui d’entre nous peut dire qu’il ne se reconnaît jamais dans ces comportements suscitant la peur chez l’autre : la moquerie, la divulgation d’un secret ou d’une information hors cadre, la propagation d’une rumeur, la culpabilisation de l’autre quand on ne peut pas soi-même assumer ses besoins et réaliser ses désirs, l’agression de la personne qui réalise ce que j’aimerais réaliser, le jugement, l’infantilisation de quelqu’un qui exprime une émotion, un doute, une vulnérabilité ; le non contrôle des pulsions sadiques, en particulier chez les personnes détenant un pouvoir ou une autorité, y compris les psychothérapeutes ; la jouissance de la vulnérabilité de l’autre ; le non contrôle des émotions paroxystiques qui peuvent effrayer, terrifier les autres, en particulier la colère.

Voilà quelques comportements quotidiens, que j’ai choisis volontairement non excessifs, ne suscitant jamais de dépôt de plainte, qui sont pourtant profondément nuisibles, et pourvoyeurs de beaucoup d’anxiété sociale.

La résilience, par le remaniement des blessures traumatiques, entraîne la transformation définitive du comportement issu du traumatisme. C’est une nouvelle naissance.

Je peux parler ici uniquement de la manière dont je vois quelques étapes du processus de résilience dans le cadre d’une psychothérapie individuelle ou de groupe, où la conscience des phénomènes d’anxiété sociale et relationnelle serait prioritaire :

-     Sécurisation et étayage par rapport à la problématique de l’attachement. Ceci passe par l’alliance thérapeutique et la confiance dans le thérapeute qui est un ingrédient majeur de la thérapie. Mais aussi par la capacité du thérapeute à créer un « juste contenant », ni trop abandonnique ou distant, ni trop intrusif, ce qui est loin d’être simple. Ce type d’attitude clinique, mais d’abord humaine et intérieure, est le fruit de l’apprentissage que nous faisons en tant que psychothérapeutes, à la fois dans les formations longues, cinq années minimum, qui sont spécifiquement les nôtres, comme par exemple celle que j'ai effectué en Analyse psycho-organique; mais aussi dans le travail que nous faisons sur nous-mêmes: nous considérons comme impossible de faire vivre à quelqu'un un processus aussi complexe sans l'avoir nous-mêmes traversé, et avoir pris le recul nécessaire sur la manière dont nous l'avons traversé. Et la réponse que la personne va accepter de faire petit à petit à ces signaux relationnels sera peut-être différente de son expérience intériorisée, et modifiera également notre attitude.

-     Identification, et transformation, des représentations de soi négatives intériorisées et de leur circuit de renforcement qui les transforme en complexes autonomes. Ces sous personnalités, où je suis la petite fille bonne à rien, le voyou sans cœur, le petit garçon impuissant, la mauvaise, le méchant, la nulle, le moins que rien, doivent petit à petit s’apprivoiser, se rassurer, se transformer ; c’est une thérapie de groupe à l’intérieur de soi !

-     Identification et digestion des traumatismes, y compris, voire surtout, sur les plans émotionnel et corporel. QUI EST CE MONSTRE DONT J’AI PEUR A TRAVERS LE VISAGE DE L’AUTRE ? Nous sommes habités par des représentations internes de l’agresseur beaucoup plus puissantes que les personnes réelles que nous rencontrons, au moins la plupart du temps, dans nos contrées raisonnablement démocratiques.

      Le travail consistant à cibler le traumatisme, grâce à une thérapie comme l’EMDR par exemple, peut se révéler très réparateur. J’insiste sur le fait que ces techniques souvent remarquablement efficaces, ne peuvent se mettre en œuvre que dans un cadre relationnel préalablement sécurisé et sécurisant, ce qui est loin d’être simple. La « psychothérapie sur ordonnance » ne marchera jamais, car la qualité du lien thérapeutique est tout aussi agissante que la méthode employée. Il est un fait aussi que le lien ne suffit pas face à certains traumas et que nous disposons maintenant, et de plus en plus, de méthodes qui permettent de potentialiser ce lien pour le bénéfice de la personne, qui plus est en lui permettant de prendre elle-même les rênes de sa propre résilience.

-     Remaniement intérieur sur les plans cognitif, émotionnel et corporel par la mise en situation dans le cadre protégé de la psychothérapie, en particulier en thérapie de groupe : le travail de groupe est en effet particulièrement adapté à ce type de problématiques, à condition que le groupe soit suffisamment sécurisé et le thérapeute suffisamment fiable et conscient  pour qu’il n’y ait pas au contraire retraumatisation, le risque étant particulièrement grand en situation de groupe. Quand il est positif, il permet le vécu de nouvelles expériences intérieures et relationnelles, ainsi que la mise en place d’une solidarité active, autre que celle du thérapeute.

Le corps doit apprendre qu’autre chose est possible car c’est notre meilleur soutien ; c’est le vrai levier du changement. Le raisonnement ne suffit pas, la conscience et la parole non plus. Il est important de pouvoir accéder à la colère et à toutes les émotions interdites, dont la peur justement. Il est important de sentir comment notre corps peut se positionner différemment dans le geste, la posture, le regard, le contact. Nous vivons sur terre, notre corps est notre terre, comment la dépolluer pour y vivre mieux ?

-     Exposition soutenue et étayée à des situations de difficultés croissante, entraînement dans la « vraie vie ». Avec, bien sûr, tous les soutiens possibles. C’est dans la vie que nous appellerons réelle, dans le sens où elle contient le quotidien de la personne, que la transformation effective pourra se mesurer.

    

CONCLUSION

 

La vie avec les autres exige un repositionnement permanent et une adaptation constante ; aucune relation n’est totalement neutre ou sécurisée, c’est l’art par excellence de l’âge adulte de pouvoir expérimenter cela, de pouvoir affirmer tous les aspects de son identité, sans que ceux-ci représentent une menace pour l’identité de l’autre, voire en étant un soutien pour celle-ci.

Sur le plan familial et collectif, la peur de l’autre est encore trop souvent utilisée comme outil de pouvoir, comme levier de manipulation de l’individu et des groupes. Mais si la peur est très contagieuse, la confiance peut l’être aussi, avec peut-être un peu plus de travail. Il y a donc des conséquences individuelles, familiales, politiques et sociales incalculables dans le travail sur l’affirmation de soi.

C’est pour cela que la bientraitance relationnelle me paraît pouvoir être un objectif fondamental des valeurs transmises par la psychothérapie, quelle que soit sa forme et son école. Le métier de psychothérapeute est un de ceux où l’on peut expérimenter la créativité relationnelle et la transformation permanente de notre rapport à l’autre, si on le désire, et si l’on reste vivant ; en considérant que l’accompagnement de l’autre est toujours une opportunité de mieux s’accompagner soi-même, comme la transmission est la meilleure manière d’apprendre.

 

Première version parue dans : « IDENTITES, ENTRE ETRE ET AVOIR QUI SUIS-JE ? », sous la direction de Joyce Aïn, Editions Erès 2009.

 www.edition.eres.com

Merci de respecter les lois sur la propriété intellectuelle en me demandant la possibilité de diffuser cet article dans le champ associatif ou professionnel.

 

 



[1] Article publié le 14 Avril 2007, par Stéphane Foucart, Source : LE MONDE, lemonde.fr

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La peur de l'autre: quand la différence devient menace (1)

par Marie-José SIBILLE

publié dans La psychothérapie - de quoi ça parle

LA PEUR DE L’AUTRE : QUAND LA DIFFERENCE DEVIENT MENACE

Anxiété et phobie sociales, des handicaps possibles à transformer.

 

En abordant ce thème, une image me revient : celle de la  très jeune femme que j’étais prenant la parole devant un public attentif, peut-être 25 ans. Au moment où les mots auraient du sortir de ma bouche, au moment où j’aurais dû la prendre justement, cette parole, comme un bâton sur lequel m’appuyer pour avancer, elle m’a échappée.  Mutisme, paralysie, rien, le vide. Et aussi le trop plein des sueurs froides et des battements de cœur, des jambes en guimauve et des mains qui tremblent. Ce n’était pas la première fois que je prenais la parole en public. Justement. Ce n’est jamais la première fois qui provoque le plus d’appréhension. Au bout de deux minutes, qui m’ont semblées interminables en temps psychique, face à un public dont l’attention et le silence commençaient à se transformer en interrogation, j’ai fini par réussir à tousser, prendre un mouchoir, un verre d’eau, et expliquer que j’avais croisé un chat dans  le couloir et que j’étais allergique… Je ne pense pas que quiconque ait été dupe. Pourtant, par l’effet paradoxal bien connu du stress, mon intervention a été appréciée ; une fois lancée, je me suis sentie des ailes. Cette situation s’est reproduite plusieurs fois, avec chaque fois moins de peur de ma part, plus de capacité à maîtriser les manifestations organiques, plus de simplicité aussi à partager mon éventuel état émotionnel avec les personnes présentes. Cela fait quelques années maintenant que cette peur a quasiment disparu car j’ai maintenu le cap, je savais que je voulais transmettre et parler en public. Mais j’ai failli renoncer. J’ai lu l’histoire[1] d’une chanteuse très connue qui a arrêté les spectacles pendant 7 ans tellement le trac la paralysait, mais le désir d’être et de s’exprimer a là aussi fini par gagner. Elle est remontée sur scène et, paraît-il, fait des tours de chant mémorables.  

Tout va bien alors me direz-vous ? Moi aussi je vais m’en sortir, surtout si mes ambitions sont moindres que celles de chanter devant quelques milliers de personnes ?

Mais voilà. La peur de l’autre est tellement vaste, tellement complexe, elle peut toucher à tant de limites, la mort, l’inconnu, les démons intérieurs, et le monde des innommés, qu’elle peut toujours ressurgir au détour d’un sentier de la vie.

Alors, je me demande parfois si la peur de l’autre a vraiment disparu de ma vie ?

Et surtout, de quel Autre ?

 

DES HISTOIRES SI BANALES ?

 

Peut-être vous reconnaîtrez-vous dans certaines de ces situations, entendues au fil des séances de psychothérapie :

-          « Dans une salle de réunion, je ne trouve pas ma place, je bouscule tout le monde, je tremble en prenant bloc et stylo. Je n’arrive pas à écrire.

-          Dans un groupe, je n’ose pas poser de question, amener un témoignage, donner une idée, et je repars sans avoir franchi le pas, avec parfois la souffrance supplémentaire de voir que quelqu’un d’autre, plus affirmé, s’est exprimé, et qu’il en a été félicité. Mais parfois je suis tellement angoissé à l’idée de prendre la parole, que j’en perds même le contact avec l’environnement, et je ne sais plus ce qui s’est dit.

-          Je suis incapable de faire des actions banales comme acheter une baguette chez le boulanger car cela m’oblige à parler de la pluie et du beau temps ; ça m’est insupportable, je ne sais pas quoi dire. J’ai l’impression que tout le monde me regarde dans la boulangerie, et que je dois dire quelque chose d’intelligent.

-          Je ne peux pas manger ou écrire  devant d’autres personnes, j’ai l’impression d’une intrusion insupportable dans mon intimité.

-          Tous les matins et tous les après-midi, j’angoisse en amenant mes enfants à l’école et en allant les chercher. Je vois les regards pleins de jugement des autres parents d’élèves, et devant la maîtresse, je me sens comme une petite fille qui aurait fait une grosse bêtise. Ça me gâche mes journées. 

-          Je n’ose pas dire à mon ami que j’en ai marre qu’il passe ses soirées devant l’ordinateur pendant que je fais le ménage. Pour lui c’est banal, il a toujours vu ça chez lui.

-          A plus de cinquante ans, c’est toujours ma mère qui a le dernier mot. Elle a même réussi à me faire acheter une robe qui ne me va pas du tout la semaine dernière. »

… Et tant d’autres, qui remplissent des cahiers entiers.

Toutes les situations sont susceptibles de déclencher cette peur viscérale qui empêche au bout du compte d’affirmer son désir, voire son besoin, ou de marquer ses limites ; de pouvoir dire non à l’abus de l’autre, d’ailleurs souvent involontaire, ou socialement admis, comme celui de trop de parents ou d’éducateurs envers les enfants.

Nous avons vu des situations banales de la vie quotidienne et d’autres très répertoriées, comme la peur de parler en public.

Celles qui causent le plus de souffrance sont souvent les situations intimes: les relations avec l’autre sexe, perçu comme trop différent, ou supérieur,  l’expression des émotions difficiles et des conflits dans le couple ou avec les proches. Il est parfois tellement difficile de dire non à un ami, que l’amitié elle-même finit par devenir pesante. Toujours dans notre plus proche entourage,  faire preuve d’autorité avec ses enfants, leur poser des limites, dire non à leur désir sans pour autant dire non à l’expression de leur désir apparaît aujourd’hui difficile pour de nombreux parents ; un thème médiatiquement envahissant, montrant à quel point le problème est sensible.

La souffrance au travail est aussi sortie de l’ombre depuis peu. Non pas la souffrance collective des classes ouvrières ou paysannes, décrite depuis si longtemps par la littérature, mais la souffrance individuelle, les dépressions, les dégâts du stress ou de la mise au rebus, et le harcèlement moral ou sexuel pouvant aller jusqu’au suicide. Cette peur peut envahir les relations entre pairs, celles qui, autour de la machine à café et de la pause repas de midi, du partage du bureau ou du poste de travail, rejouent les exclusions et les phénomènes de bouc émissaire de la cour de récréation. Elle peut rendre impossible d’affirmer ses droits, d’exprimer ses demandes, ou simplement de communiquer avec son supérieur hiérarchique dans une relation adulte. Ou encore d’exprimer ses compétences dans un environnement ultra-compétitif.

Il y a encore le monde opaque de l’administration avec ses banquiers et ses agents du fisc tout puissants.

Ou les vendeurs à domicile se faisant passer pour des références incontournables. La peur de l’autre remplit le ventre de bien des vautours, provoque bien des surendettements et des drames familiaux.

Pour nombre de personnes on ne peut plus normales et intégrées socialement, affronter un conflit personnel, réclamer auprès d’un vendeur ou d’un serveur, se manifester auprès de personnalités imposantes ou investies d’un pouvoir quelconque, demander de l’argent, même dû, relève du parcours du combattant, voire tout bonnement de l’impossible.

Quel changement sociétal profond pourrions-nous alors attendre d’un travail collectif sur l’affirmation de soi et sur l’expression non violente des conflits ? Je vous laisse un peu rêver …

Une autre possibilité, plus complexe à repérer, et qu’ en observant ma vie, je me rende compte qu’elle est terriblement pauvre par rapport à tout ce que je rêvais de faire enfant, et que cet appauvrissement va croissant : peu ou pas d’amis, pas de vie sentimentale ou une vie sentimentale morne, succession d’habitudes et de petits plaisirs que j’ai appris à érotiser, pas de défis professionnels ou créatifs qui nécessiteraient des confrontations avec des compétences, des gens et des milieux nouveaux et différents.

Dans ce cas, j’ai peut-être développé une stratégie d’évitement qui s’est petit à petit décontextualisée ? Je ne sais plus, ne veux plus voir, ai oublié, rendu inconscients tous les renoncements  qu’il m’a fallu faire pour vivre à peu près en paix.

Voici quelques autres histoires, que je relis parfois le soir pour me sentir alors moins seule.

Camille n’a pas été objectivement maltraitée. Un père alcoolique et colérique, une mère préférant abusivement son frère et faisant toujours des comparaisons en sa défaveur ont provoqué une inhibition totale à l’adolescence. Imprégnée de l’idée de sa laideur et de son manque d’intérêt,  elle dit oui au premier homme qui la séduit dans une soirée, persuadée d’avoir de la chance. Alcoolique, violent, cet homme lui fait vivre l’enfer des femmes battues, mais aussi régulièrement humiliées en public. Mais c’est  une situation de conflit dans son travail qui la pousse à entreprendre une psychothérapie. « Je suis stupide, je ne comprends rien », répète-t-elle sans arrêt. Elle parle beaucoup pendant ses séances, quoi qu’assez peu au début des véritables traumatismes qu’elle subit. Quand le contexte thérapeutique lui propose la suspension de la parole et l’accès aux émotions et au corps, elle se retrouve en état de sidération, paralysée par l’angoisse, renvoyée à des temps du corps et de l’émotion archaïques, où la sécurité de l’attachement est absente.

Je retrouve chez elle, entre autres, ce mariage entre la frénésie, par exemple de la parole, ou de l’action, et de sidération face à la peur. Elle se transforme alors en statue de pierre.

Le besoin de contrôle par la logorrhée ou l’hyperactivité, en alternance avec le retrait et la fuite, sont deux attitudes défensives clairement répertoriées dans l’anxiété sociale ; et déjà en éthologie, à travers l’étude des comportements animaliers. Un des objectifs premiers de la psychothérapie est bien sûr de proposer un contenant suffisamment sécurisant pour pouvoir accéder à ces manques archaïques du petit bébé, en diminuant petit à petit le niveau d’angoisse et la peur de la destruction qui vont de pair.

C’est le préalable au patient travail de construction de l’estime de soi qui permettra à Camille de s’affirmer dans son travail et de se séparer de son conjoint violent. Le plus difficile pour Camille, une fois la sécurité de base reconstruite, ou peut-être tout simplement construite, fut de parler des tortures subies dans son couple, pour lesquelles la culpabilité a été longtemps présente. Mais pour sortir du sentiment de culpabilité, et de la honte qui lui était associé, de l’identification à toutes les bonnes raisons que son agresseur avait de la violenter, elle dût franchir un pas encore plus délicat : ne plus idéaliser ses parents, accepter de rencontrer la haine, haine qui souvent masque le désir d’amour, celle qu’elle ressentait, et aussi celle dont elle fut elle-même l’objet, de la part de sa mère en particulier.

Une histoire qui se termine bien, par l’épanouissement de Camille dans tous les aspects de sa féminité. Celui-ci peut paraître tardif, bien après la quarantaine, la fameuse crise du milieu de vie supposé. Mais qui peut juger du temps passé ? La vie ne se mesure pas en jours mais en temps d’expérience, en temps psychique.

Certes, certains âges ne permettent plus certaines expériences, en particulier biologiques, comme la maternité ; mais l’enfant créatif, l’enfant non atteint par les traumatismes, l’enfant qui n’a pas encore appris la peur de l’autre, peut se retrouver à chaque instant. Et beaucoup trop ne le rencontrent jamais, qui ont par ailleurs une réussite sociale éclatante.

Voyons plus brièvement quelques exemples qui vous paraîtront peut-être moins dramatiques :

C’est le cas de Gérard, comptable soumis, célibataire soi-disant endurci, qui va tous les dimanches manger avec ses parents très âgés, et qui passe ses soirées, voire ses nuits, sur Internet, devenant alors héros de jeux vidéo en ligne. Dans World of Wardcraft, il est Padavan, le chevalier Paladin tueur de monstres et découvreur de trésors. Il s’autorise aussi à y séduire ses équivalents féminins au bord des plages ou dans les jardins suspendus de cet autre monde, celui dont vous êtes le héros. Loin de moi d’ailleurs l’idée de critiquer cela. D’abord parce que ces univers virtuels sont suffisamment attractifs, et addictifs, pour que la critique soit beaucoup plus aisée que l’art d’y résister, au moins pour un certain type de personnalité. Ensuite parce que le jeu, Winnicott entre autres l’a clairement démontré, est un processus d’apprentissage et de croissance intérieure fondamental, de développement des compétences et de l’imagination créatrice. Et quitte à en choquer plus d’un, je ne sais pas vraiment, de sa psychothérapie individuelle, de la psychothérapie de groupe qu’il a suivi en parallèle, ou des épreuves initiatiques franchies dans son jeu, ce qui a le plus aidé Gérard au bout du compte à faire exploser sa coquille. Car là encore l’histoire se termine bien, je vous laisse deviner comment … Et il a eu l’intelligence de suivre les trois démarches jusqu’au bout !

Sophie quant à elle est un petit oiseau tombé du nid de plus de 50 ans. Elle réalise en fin de carrière, et tard dans sa thérapie, qu’elle travaille depuis toujours dans une entreprise qui va à l’opposé de ses valeurs éthiques ; et aussi qu’elle ne s’est  jamais autorisée à exister : pas de couple, pas d’enfants, peu d’amis. C’est difficile pour un thérapeute de travailler avec le non réalisé qui ne se réalisera jamais, en tous cas sous la forme que la nature préconise. La peur de l’autre inhibe, et peut étouffer le petit oiseau dans l’œuf, tout en le laissant suffisamment respirer pour qu’il puisse survivre.

Janine est au contraire une femme d’affaires hyper active et performante, qui gagne très bien sa vie et dirige au quotidien une équipe d’une trentaine de personnes. Mais elle est dans son intimité complètement sous l’emprise d’un homme violent et manipulateur qui fait de sa vie privée un enfer. Elle travaille donc de plus en plus, avec la culpabilité de laisser ses trois filles en prise avec cet homme, qui de plus n’est pas leur père biologique.

Martine commence sa psychothérapie dans l’obsession de la vengeance : la victime qu’elle a été, la femme battue et entièrement spoliée de ses biens, se transforme en agresseur. Elle est concentrée sur sa  haine, totalement investie dans les procédures judiciaires contre son ex-mari maltraitant. Au bout de quelques mois elle a arrêté  sa thérapie en me disant : « j’arrête car je veux garder ma haine pour le détruire ».

Un peu du quotidien du psychothérapeute, et beaucoup, beaucoup, de peur de l’autre.

 

ANXIETE ET PHOBIE SOCIALE, QUELQUES DONNEES.

 

Ces histoires touchent-elles quelque chose en vous ? Peut-être souffrez-vous également d’une anxiété sociale plus ou moins invalidante. Si vous pouvez identifier une situation très précise, toujours la même et unique, qui provoque en vous la panique, on parlera plutôt de phobie sociale, en se rappelant que la phobie est un symptôme qui agit souvent comme le masque carnavalesque d’un traumatisme bien antérieur à son apparition. 

Si c’est votre cas, commencez déjà par vous rassurer : moins de 10%[2] de la population dit n’avoir jamais eu peur dans toutes les situations susceptibles de provoquer cette émotion envers l’autre.

Donc je vais me permettre de faire l’hypothèse que la peur de l’autre est une étape du développement humain, une étape clairement repérée chez le bébé par la psychanalyse, et qui de plus, est une limite indispensable à notre sentiment de toute puissance ; une étape vitale, comme le sentiment de culpabilité, ou de honte, pour la coexistence pacifique et l’humanité.

Quid en effet de ces « moins de 10% » qui n’ont jamais ressenti la peur de l’autre ? Ils me font peur …

C’est dans la répétition, la chronicisation et l’impossibilité de maîtriser la trouble que le problème apparaît vraiment.

Et dans sa conséquence sociale : un monde de violences, où des dominants qui se sont blindés face à leur propre peur, ou pire, qui ne l’ont jamais ressentie, maltraitent jusqu’à la mort un peuple de dominés persuadés de leurs torts.

Et cette maltraitance peut prendre de multiples formes : intimes, sociales, économiques, raciales, sexuelles, envers les enfants, les femmes, les pauvres, les animaux, les arbres, les plus faibles, la liste est longue.

Et ce n’est pas un phénomène marginal quand il suffit de chercher « femme battue » sur Internet pour apprendre que les violences conjugales ont causé en 2007 la mort de 166 femmes en France, soit une hausse de 30% par rapport à 2006 et près d'une victime tous les deux jours, ou encore les études sur la maltraitance et la mort des enfants.

C’est notre défi actuel d’essayer d’enrayer la progression de cette maltraitance mutuelle, par d’autres formes de communication qui ne soient plus basées sur la domination et la quête de pouvoir, et donc plus enracinées dans la peur, c’est du moins ma conviction profonde.

Bien sûr, en tant que thérapeutes, nous n’avons pas à nous positionner en juges, et donc à réfléchir en terme de bien et de mal, de méchant et de gentil. Mais en tant qu’ être humain je peux livrer ce qui n’est qu’une opinion : nier qu’il existe le bien et le mal, le partiellement vrai et le totalement faux, ne relève pas d’une pensée complexe, mais d’une perversion du processus de la pensée. Par contre mon métier me rend aisé de constater à quel point l’emprise, la domination et la violence sont des phénomènes qui se manifestent souvent sous la forme imbriquée des poupées russes ; comme si l’on était toujours à la merci de quelqu’un, et toujours à même de dominer un autre, ne serait-ce qu’en refusant son aide, ainsi que le font certains des plus démunis parmi les démunis face aux pouvoirs sociaux, quelle ingratitude !

Alors le diable serait-il la plus grande des poupées russes et le roi du monde ? Plonger dans le monde obscur de la peur peut parfois, pour un temps, nous faire perdre la foi.

 

La peur est une émotion particulière : elle nous renvoie aux réflexes les plus archaïques de survie, elle a du mal à s’élaborer par la parole. C’est alors souvent le corps qui prend la relève, par la sidération, la panique, l’angoisse, la somatisation, les rêves nocturnes. Il parle, et souvent il hurle, car il a reconnu un PREDATEUR. Et cette reconnaissance instinctive n’est pas forcément suivie d’une réflexion approfondie. Je ne sais pas pourquoi cette femme, cet homme, ce groupe, cette situation apparemment banals, réveillent en moi des réflexes de petit enfant maltraité, de femme violentée, de chien battu.  Et heureuse suis-je encore si je puis identifier le déclencheur de ma terreur, ce qui est loin d’être le cas général.

La peur masque aussi souvent un désir très fort : désir d’existence, de reconnaissance, d’amour. Ce phénomène peut pousser la personne à restée collée à son agresseur, dans l’attente, qu’un jour, … Ceci est bien connu dans le cas des enfants maltraités qui défendent coûte que coûte leur parent hostile face aux services sociaux, quitte à déclencher des crises de panique si ce parent vient leur rendre visite dans le foyer d’accueil.

La peur des autres peut prendre de multiples formes, toutes handicapantes sur le plan intime, social, professionnel.

La peur de parler en public est une des plus répandues, avec la peur du groupe, la peur du conflit, ainsi que la peur de s’affirmer face à une autorité supposée. Et quand je parle de peur, il faut comprendre l’incapacité à dépasser l’obstacle que représente le sentiment de menace inspiré par l’autre.

Le critère pour différencier l’anxiété sociale de manifestations plus banales, comme le trac, simple mobilisation un peu désagréable des ressources intérieures pour faire face au défi que représente toujours la prise de parole devant autrui, est le niveau de souffrance ressenti par la personne : une souffrance qui devient répétitive, dépassant les possibilités d’adaptation, provoquant un évitement relationnel de plus en plus marqué. Cette peur entraîne alors des comportements invalidants, qui nous excluent petit à petit des sphères relationnelles, intimes autant que sociales. Elle peut également nous pousser à accepter des situations d’emprise ou de domination et à développer des attitudes de soumission qui affectent profondément la confiance en soi et l’estime de soi.

Les troubles relationnels et sociaux sont la troisième cause de souffrance voire de pathologie psychologique, après la dépression et les conduites addictives nous dit le DSM IV.

Mais  il faut tenir compte du fait que les personnes qui en souffrent, très nombreuses, ont beaucoup de mal, justement, à en parler. Elles ont honte, elles ont peur d’être confrontées au mépris et au jugement moral : c’est un lâche, un faible, un enfant, un impuissant. Elles craignent donc de rencontrer à l’extérieur les jugements terribles qu’elles portent sur elles-mêmes, évidemment suite à des expériences relationnelles qui ont été dans ce sens. Il est difficile d’exprimer sa vulnérabilité, ses doutes, ses fragilités, dans un monde apparemment hautement compétitif. Dans ce contexte, la dépression et les conduites addictives, en particulier l’alcoolisme, sont souvent des conséquences de l’anxiété sociale. Ce qui me fait penser que la peur de l’autre est la première, et non la troisième, source de souffrance psychique.

Cela me paraît donc un objectif fondamental de tout processus de psychothérapie que d’apprendre à dire non, à l’extérieur, mais aussi à l’intérieur de soi, aux représentations négatives de nous-mêmes, aux émotions, devenues toxiques, qui sapent notre confiance et notre estime de nous-mêmes.

 

LES MANIFESTATIONS DU TROUBLE

 

L’anxiété sociale est un trouble dont la personne souffre avant, pendant et après la situation difficile :

-          Avant : Elle est victime d’anxiété anticipatoire. C’est-à-dire qu’elle projette la situation à venir, par exemple un oral d’examen ou une déclaration d’amour, ou simplement l’arrivée quotidienne au bureau ou au foyer, en s’imaginant ayant perdu la mémoire, tous ses moyens, ne pouvant ouvrir la bouche. Cette anxiété peut nous réveiller en pleine nuit avec les tripes nouées, le cœur qui bat à 100 à l’heure, les jambes en coton.

Au fur et à mesure que le trouble gagne et que l’évitement grandit, les situations deviennent plus confuses. Restent des rêves honteux (passer un examen et réaliser qu’on est tout nu), des réveils trop matinaux avec le sentiment d’avoir commis une faute impardonnable (j’appellerais cela le syndrome du condamné à mort ou de la Gestapo qui frappe à la porte), une hypervigilance qui nous fait sursauter à la sonnerie du téléphone, un abus de calmants et d’anxiolytiques ou d’autres substances, une vie qui s’appauvrit inexorablement, des troubles psychosomatiques voire des maladies graves qui s’installent en lieu et place de la conscience et de la transformation des situations difficiles.

-          Pendant : Cela peut aller de la simple incapacité à réaliser la performance requise ou à affronter la relation, en passant par des manifestations physiques très désagréables, l’inadaptation à la situation qui nous fait avoir un comportement inadéquat, jusqu’à la véritable attaque de panique qui nous fait perdre tous nos moyens. La seule solution reste alors la fuite d’une manière ou d’une autre, par exemple en ayant un malaise. Ou encore, si l’anxiété s’est généralisée et que les situations deviennent confuses et non identifiables précisément, la personne va manifester une inhibition plus ou moins généralisée. Je peux avoir le sentiment d’être nu quand je passe dans la rue, que tous les regards se posent sur moi quand j’achète quelque chose, que j’écris, que je fais la queue, que je traverse un lieu public.

-          Après : bien entendu, l’échec plus ou moins complet vécu dans la situation va renforcer les injonctions négatives internalisées : je suis nul, je n’y arriverai jamais, … Et je vais ressentir de manière renforcée les deux sentiments majeurs des anxieux sociaux : la culpabilité et la honte.

Ces deux sentiments, je le répète, ne sont encore une fois que des manifestations parfois trop exacerbées de la conscience indispensable de l’autre. La culpabilité porte surtout sur le sentiment de la faute, et nous rend donc socialement responsables. La honte provoque la sensation d’être dévoilé, mis à nu dans sa vulnérabilité, voire intrusé,  et c’est donc un sentiment très important dans la construction de l’identité et d’un monde intérieur complexe, source de richesse émotionnelle, imaginative, et de créativité ; et bien sûr aussi dans le respect,  qui croît souvent en parallèle, du monde intérieur de l’autre.



[1] La peur des autres, Christophe André et Patrick Légeron, Editions Odile Jacob, septembre 2000

[2] La peur des autres, déjà cité

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