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C'est quoi ce délire?

par Marie-José SIBILLE

publié dans Cette société - c'est la notre !

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 http://japon-souvenirsdevoyage.blogs-de-voyage.fr/

Que dit d’elle une société qui utilise des termes issus de la psychopathologie, pour essayer de définir au plus près ses comportements?

Un jour, j’apprends sur France Inter que la Tchétchénie est schizophrène ; plus tard, un essayiste écrivant sur les abus du pouvoir se sent obligé de préciser qu’il n’est pas parano.

En fonction de l’actualité, notre société est dépressive ou obsessionnelle, paranoïaque, schizophrène, addictive, boulimique au nord, famélique au sud, nos dirigeants sont pervers, psychorigides hyperactifs au mieux, sociopathes avérés au pire, le pire s’avérant très courant[1]. Nos stars sont borderline, c’est un minimum : les petits enfants immatures, mais non plus innocents, foisonnent dans les spectacles montrés par la télévision ; vol au dessus d’un nid de coucous, c’est le carnaval quotidien que nous montrent les médias, mais aussi la simple observation de la vie sociale et de sa cour des miracles.

Utiliser ce langage est en soi un symptôme : symptôme d’une réalité qui délire, qui quitte le lit des habitudes acquises en d’autres temps, qui n’étaient pas meilleurs ; symptôme d’une humanité qui déborde, qui ne sait plus contenir, exprimer, ritualiser sa souffrance dans les formes issues de ce même passé ; symptôme d’une politique et encore plus d’une économie noires, qui transforment le « vivre ensemble » en asile de fous ou en cour des miracles, quand ce n’est pas en prison ou en camp de réfugiés.

Tous les jours une nouvelle tombe, montrant l’écrasement du plus grand nombre par le plus petit nombre. Par exemple Haïti, qui n’a pas besoin de ça, voit débarquer comme aide internationale  les semences OGM de Monsanto : destruction encore plus massive de leur environnement dévasté depuis des siècles, impossibilité de reproduire eux-mêmes leurs semences et donc dépendance de fait à cette multinationale, coupure encore plus définitive des solutions locales à taille humaine qui les aideraient à reprendre leur destin en main ; surtout, oublions d’une année sur l’autre les conséquences de notre avidité pourtant clairement communiquées dans des documentaires de qualité et de renom[2].

Utiliser ce langage pour décrire les aberrations collectives fait parfois oublier que les troubles psychiques, quand ils sont vécus par des individus, sont des souffrances à ne pas banaliser. Car nous sommes  souvent capables de mettre à distance la réalité sociale et politique ; nous sommes capables de croire qu’elle ne nous concerne pas, qu’elle est loin de nous, haut placée, hors d’atteinte et d’intérêt, un peu comme des enfants jouant dans la cour ont peu à faire de leurs parents se disputant dans la salle à manger, tant que ceux-ci les laissent jouer. Par contre, quand cette souffrance nous touche de près, dans notre vie familiale et intime, nous comprenons alors le poids des mots, et ce que le trouble psychique veut dire.

Alors, arrêtez de traiter votre collègue de parano parce qu’il vous accuse d’avoir encore piqué son agrafeuse (et regardez dans le deuxième tiroir à droite, là où vous avez oubliée l’agrafeuse en question).

Cessez de traiter votre compagnon de schizo parce qu’il s’est mis dans une rage folle en retrouvant sa dernière chemise teinte en rose vif par votre petit boléro si tendance, ou d’autiste parce qu’il passe dix heures par jour devant son nouveau jeu vidéo.

La personne souffrant de paranoïa, la vraie, vit dans un monde intérieur à la « Brazil », ou à la Kafka. Tout la menace, tout est ouvert, elle vit dans un monde sans refuge. Son téléphone est sur écoute, et sa chambre à coucher truffée de caméras cachées. Sa voisine si gentille veut la détruire, et son voisin venu l’aider à déboucher son évier en a profité pour empoisonner sa soupe. Ses enfants veulent sa mort, son conjoint veut l’interner, elle n’a plus d’amis, plus de vie sociale possible. Ses proches, ceux qui continuent à l’aimer, ne peuvent que supporter d’être vus comme des ennemis dangereux par quelqu’un qui pourtant souvent les aime encore.

L’être humain souffrant de schizophrénie, la vraie, ne sait pas quand la partie de lui-même à laquelle il n’a pas accès en plein jour, va prendre le dessus et le pousser vers il ne sait quel passage à l’acte plus ou moins violent. Toute son énergie est mobilisée, quand il en est encore conscient, pour contenir et maîtriser l’explosion possible, la dissociation, la perte de contrôle sur sa vie. Ses proches, ceux qui continuent à vivre avec lui, subiront peut-être un jour les conséquences de cette rage.

Celui qui souffre d’autisme se débat pour sortir d’un monde clos à toute relation. Ses proches, quand ils ne l’ont pas abandonné, impuissants et coupables, à une rare institution possible, consacrent leur vie à essayer de communiquer avec lui.

Celle qui a un trouble obsessionnel met deux heures à quitter son logement et une semaine à faire ses comptes. Celui qui souffre de phobie ou de trouble anxieux généralisé ne bouge plus de son lit. Ils terminent souvent seuls.

Ces troubles ne sont pas constitutifs de la personne, c’est pour cela que malgré la lourdeur de la formulation, je refuse de confondre le diagnostic, toujours temporaire, avec la réalité de l’individu.

Identifier quelqu’un à un diagnostic, c’est l’assigner à résidence, l’emprisonner à vie : l’être humain n’est jamais réductible à une catégorie nosographique. Parfois un changement familial, un deuil inattendu, une porte qui s’ouvre sur une solution différente et jamais exploitée jusqu’alors, permettent de sortir des manifestations les plus extrêmes de la souffrance psychique. Preuve s’il en est, qu’il existe un en deçà et un au-delà du trouble dans la nature humaine.

Reste la vaste question de la perversion, le seul trouble mental à être non seulement correctement socialisé, mais de plus souvent au plus haut niveau. C’est aussi le seul a ne pouvoir être facilement relié à une souffrance intime, tant ceux qui en sont atteints, les prédateurs, donnent l’impression de jouir à pleines dents de la vie. Par exemple, quand un responsable politique dit que « ce sont encore les petits qui vont trinquer » en tentant de culpabiliser les manifestants des raffineries de pétrole, est-ce qu’il oublie vraiment qui fait trinquer les petits ? Est-ce qu’il croit ce qu’il dit, dans une sorte de déni bien pensant qu’il justifie je ne sais trop comment ? Est-ce qu’il manipule au contraire consciemment la communication ?

Difficile de se prononcer, et même de croire ce que l’on voit et entend, tant cela paraît grossier et caricatural.

Quand le trouble psychique, dans toute sa brutalité, fait irruption dans une famille par l’intermédiaire d’un de ses membres porteur du symptôme, le déni de réalité n’est plus possible : la souffrance de cette famille qui grandissait à bas bruit depuis peut-être plusieurs générations se transforme en douleur immédiate, violente, hurlante, sanglante parfois,  incontournable toujours.

Qu’en est-il alors quand ces troubles envahissent la structure même de notre vie collective, dans le monde du travail, dans celui de l’économie et de la politique ?

Nous essayons bien sûr nous les gens normaux, les gens sans problèmes, ceux qui peuvent continuer de jouer dans la cour, nous essayons bien sûr de faire semblant que rien ne bouge. Nous tenons à protéger notre vie privée ; nous disons que la politique, cela ne nous concerne pas, nous pensons que ce n’est pas notre travail, qu’il y en a d’autres, d’une autre race, pour faire cela, et qu’ils ont leurs propres règles du jeu. Nous prétendons que les jeux du pouvoir sont des jeux de grands, qu’ils sont difficiles, et que si beaucoup sont haïssables il y a aussi des personnages qui changent la donne : un Mandela, un Badinter, une Eva Joly, un Obama, une Emma Bonino permettent de justifier la présence de nombreux autres, qui ont les griffes aussi longues, mais pas la même éthique, pas les mêmes objectifs. Les plus lucides d’entre nous reconnaissent qu’ils n’ont pas la force, que c’est déjà suffisant de tenir, de travailler, de s’occuper de leurs enfants, de se prendre en charge. Ou encore que la politique est toujours un sujet qui fâche, et qu’ils préfèrent garder une neutralité bienveillante, un peu à la manière de la Suisse ! Les plus chanceux peuvent dire aussi que leur bonheur, souvent durement conquis, est plus important que tout le reste.

Et peut-être n’ont-ils pas tort. Peut-être même sont-ils de bonne foi quand ils érigent des digues pour ne pas être envahis.

Après tout, tellement de mondes coexistent, un peu à la manière des plages horaires à la télévision ou à la radio, où une émission de divertissement suit un débat politique, où les résultats d’un match de tennis précèdent l’annonce de milliers de morts quelque part dans le monde. Les digues apparaissent solides. Elles ont la force du clivage et de l’instinct de survie. Peu d’artistes finalement, de penseurs, d’acteurs sociaux, de professionnels s’autorisent à les franchir et à regarder au-delà de leur place assignée. Mieux vaut y rester, à cette place, si l’on veut durer tranquille. Pourtant le regard venu d’ailleurs est fécond, et souvent, la poésie d’un dessin animé - voyez "Wall-e" par exemple -, le regard d’un biologiste sur le comportement en société, une peinture, une analyse décalée, une chanson, une parole qui vient d’un endroit inattendu amènent de la conscience et du changement là où la pensée s’était rigidifiée. Ces trop rares personnes entendent le bruit qui vient, elles essayent de le faire savoir.

Derrière les digues, la mer gronde.

L’entendez-vous ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] « Ces fous qui nous gouvernent », Hors Série Courrier International  juillet 2009, et livre de Pascal de Sutter.

[2] Le monde selon Monsanto : http://films.onf.ca/monsanto/index.php

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La véritable nature des paires de chaussures

par Marie-José SIBILLE

publié dans Le quotidien - c'est pas banal ...

Chaussures« Elles sont là maman, elles sont là, je les ai trouvées ! Elles s’étaient cachées sous la bibliothèque ! »

C’est une de mes filles qui parle ou plutôt hurle ainsi, surexcitée par la quasi quotidienne chasse aux chaussures de maman, 5 minutes avant de partir à l’école.

Avez-vous remarqué comment les chaussures se dérobent dès qu’il s’agit de venir remplir leurmeuble à chaussures devoir sur nos pieds ?

Bien sûr, certains adeptes de la maltraitance aux êtres plus petits ont trouvé tout un tas de manières de conditionner les paires de chaussures, voire de les enfermer, pour leur couper les ailes. Des meubles barbares avec des cases et des barres de fer par exemple, dont malgré leur désir d’évasion et leur courage indéniable, les paires de chaussures ne peuvent s’échapper. Ou encore des appareils sophistiqués qui les prennent à la gorge et que l’on case sous un banc dans l’entrée. J’en ai même vu qui ressemblent à ces roues que l’on met dans les cages des hamsters pour les décérébrer le plus vite possible. Le pire étant les dressings, ces zoos pour vêtements, où la tristesse de la chemise cravatée fait écho à la dépression de la robe plastiquée et au blues des paires de chaussures alignées en rang par deux. Heureusement, rien de tout cela dans notre maison.

Mes chaussures ont leur coin, qui n’est pas forcément le même que celui où se cachent celles du reste de la famille. Elles aiment particulièrement la bibliothèque qui est en bas de l’escalier qui mène à la chambre des enfants. Un autre coin qu’elles affectionnent ? Le dessous de mon bureau, loin, hors d’atteinte bien que toujours visibles. Celles de mon mari aiment se balader aux abords du lit ou près de la salle de bains. Quand à celles des enfants, ce sont les plus sauvages. Dans certains cas tragiques nous les avons retrouvées déchiquetées par nos chiens à au moins 100 mètres de la maison. Comment étaient-elles arrivées là ? Nul ne sait. Mais vous savez comment sont les enfants, impossibles à tenir.

Comme pour les souris, nous avons bien pensé à des systèmes pour éviter qu’elles courent partout en faisant Dieu sait quoi. Car : que peuvent bien faire ensemble deux chaussures qui ont réussi à échapper à leur propriétaire ? Mais tous les systèmes envisagés, tapettes, poisons et autres, nous paraissaient trop barbares. Après tout, en quoi cela est-il gênant que notre maison abrite, entre autres, un certain nombre de paires de chaussures en liberté ? Aucun accident grave ne leur a été à ce jour attribué, juste quelques jurons émis par l’un ou l’autre qui s’est pris les pieds dans l’une d’elles et a trébuché.

De plus, les paires de chaussures sont des couples solides et fidèles, contrairement aux chaussettes, volages, qui divorcent pour un oui pour un non, qui prennent des couleurs différentes en fonction de la lessive qu’elles ont choisi pour se refaire une beauté, voire qui changent de partenaire avec une totale insouciance, pour peu qu’elles en trouvent un qui leur ressemble un peu. Regardant de haut ces instables affectives chroniques, les paires de chaussures quant à elles restent la plupart du temps ensemble.

Au fil des années, nous avons bien sûr pu constater quelques exceptions ; ainsi donc d’une paire de tongs que j’aimais beaucoup. Certes, les tongs sont des chaussures d’été, et nous savons tous combien les chaleurs estivales accentuent le désir d’aller voir ailleurs. J’ai gardé celle qui restait pendant deux ans, en l’interrogeant régulièrement pour savoir si sa conjointe était revenue ; et bien non, aucune nouvelle. La survivante déprimait jour après jour, si bien que j’ai fini par l’euthanasier. Drame : c’est bien entendu une semaine après que sa compagne a fini par revenir. Je ne savais pas quoi lui dire, bien qu’étant en paix avec ma conscience : j’avais quand même attendu deux ans ! Bouleversée, elle s’est jetée dans la poubelle la plus proche, je n’ai même pas eu le temps de la recycler.

Comme pour tous les petits êtres qui partagent notre vie, la mort d’une paire de chaussures est un moment difficile à vivre. Elle signe la fin d’une époque, un enfant qui grandit, une usure impossible à masquer plus longtemps, un passé révolu qu’il faut laisser derrière. Certaines étaient dès l’origine destinées à ne faire que passer, et sont faciles à donner à quelqu’un qui les adopte avec joie. Mais pour celles qui nous ont accompagné si longtemps, pied dans le pied, avec constance et fidélité ? Je me rappelle en particulier d’une paire de tennis avec laquelle j’ai fait le chemin de Saint Jacques de Compostelle. Que de douleurs et de joies ai-je partagées avec elles ! Bien que tous les soirs nous nous séparions avec soulagement, tous les matins nous nous retrouvions avec enthousiasme pour partir sur de nouveaux chemins. J’aurai pu les laisser là-bas, sur place, comme le font de nombreux pèlerins une fois arrivés. Mais trop de liens nous unissaient. Au retour, elles étaient bonnes pour la retraite ; je leur ai accordées toutes les annuités de pénibilité possibles. Elles ont passé de longs mois, sagement allongées sur une belle étagère. Sûrement se rappelaient-elles avec nostalgie tous les chemins parcourus, les aubes lumineuses et les crépuscules flamboyants, les chocs, les blessures, les rencontres, la souplesse qui vient au fur et à mesure que s’écoule la vie. Je les laissais faire et venait régulièrement me nourrir de leur sagesse. Un jour, il a fallu me rendre à l’évidence : leur âme s’était envolée dans le ciel des chaussures ailées, le ciel de Mercure, le messager des Dieux. Il fallait que je leur offre une sépulture digne de ce nom. Elles ont donc fini en tas, avec des milliers d’autres, pour une manifestation en faveur d’Handicap International.

 

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