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Le complexe du lépreux

par Marie-José SIBILLE

publié dans Le métier de Psychothérapeute

Lepreux.jpg 

Réflexion sur la socialisation de la souffrance

 
L’enfant apprend très vite à faire taire la souffrance qui dérange, pour la remplacer éventuellement, si le contexte le permet, par une plainte plus audible. Ainsi, souffrant cruellement de la mésentente de ses parents, va-t-il réclamer des soins exagérés pour un rhume ou un cauchemar. Exagérés, car ces soins sont chargés d’apaiser une double peine, comme dans nombre de maladies.

C’est ainsi que nous apprenons à mentir.

En voulant aimer.

Cette attitude va se renforcer au fur et à mesure de nos expériences hors de la famille, où nous savons, dès la cour de récréation, à quel point toute vérité n’est pas bonne à dire. Jusqu’à ne plus savoir si même une seule vérité peut être bonne à dire, pour peu qu’elle s’accompagne d’une possible souffrance à dévoiler en soi, où à révéler chez l’autre.

C’est ainsi que nous apprenons à nous taire.

Mais ce n’est pas grave. Le bruit du monde est féroce. Il suffit largement à remplir le vide.

Jusqu’à ce que.

 

Pour beaucoup de professionnels de la santé psychique, y compris certains psychothérapeutes trop pressés d’éradiquer le symptôme, la souffrance n’est pas entendable, elle est aussi taboue que la mort. Mais là où la mort provoque surtout déni et refoulement, ces enfants de la terreur, la souffrance déclenche surtout dégoût et rejet, volonté de mise à distance. Il faut la guérir, l’opérer, l’éradiquer, l’amputer comme une jambe gangrenée. Les sanglots et les larmes qui l’accompagnent, la chair qui se répand dans la tristesse, et le manque de contrôle que cela suppose, la rendent insupportable. Il faut trouver une solution.

 

Les parents du Bouddha, au 6ème siècle avant Jésus-Christ, essayèrent de protéger leur enfant du contact avec la souffrance su monde. Pour cela ils l’enfermèrent dans un palais, par amour, jusqu’à ses 18 ans. Faut-il rappeler que quand il en sortit, ce fut pour rencontrer la maladie, la vieillesse et la mort ; et du choc, puis du travail intérieur issus de cette rencontre, il pût atteindre l’éveil ; quoi que ce mot signifie pour chacun, il est a minima incompatible avec le déni, le rejet, mais aussi avec l’effondrement et la dépression, de même qu’avec la victimisation. Le christianisme lui aussi s’organisa autour d’une conscience très particulière de la souffrance, la Passion (qui est un synonyme de souffrance, je le rappelle).

Les religions, dans toutes leurs limites, et les philosophies, se sont donc toujours engouffrées dans ces portes donnant sur le vide que sont la vieillesse, la souffrance et la mort. A tort ?

L’homme qui porte la souffrance non dite, Boris Cyrulnik l’appelle « l’épouvantail » dans son dernier essai.

Dans mon imaginaire, il est plutôt associé au lépreux, peut-être à cause de la petite musique de la clochette : « Ecartez-vous, écartez-vous braves gens, voilà la souffrance qui passe, l’indicible détresse, la perte insupportable de tous les possibles, de tous les désirs, la mort incontournable, mais qui se fait attendre. La mort non héroïque. La mort sale ».

Alors que nous, hommes et femmes du 21ème siècle, croyons à la mort hygiénique, à la souffrance endormie, voire assommée par les médicaments.

Que faire de la tristesse et de la peur, du désespoir et de la rage, dans une société où le taux de testostérone et les pics d’adrénaline sont les deux mamelles de la croissance et de la course vers toujours plus de consommation ; où les suicides dans les entreprises éclatent comme des fusibles surchauffés, les maltraitances envers les femmes et les enfants, et les hommes les plus fragiles, explosent comme des mines anti-personnelles ; une société où la violence est confondue avec l’affirmation de soi, et la brutalité pulsionnelle avec la gestion du pouvoir économique ou politique ; un monde où la peur apparaît comme l’émotion dominante dès que l’on parle un peu ensemble. Dans cette société là, se pencher sur le vide, le manque, imaginer le temps de la perte et celui de la mort, laisser le temps à l’âme de nous dire ses états, tout cela apparaît, je le comprends bien, comme une aberration.

Les psychothérapeutes sont les envoyés spéciaux des léproseries. Evidemment parce qu’ils sont souvent eux-mêmes des lépreux assumés. La souffrance qu’ils continuent à accepter d’éprouver est le garant du fait qu’ils n’iront pas trop loin dans la prise de pouvoir, la sclérose dogmatique, ou la négation de la personne qu’ils accueillent.

Et aussi parce que ressentir la souffrance, c’est le prix que paye celui qui veut garder l’empathie.

L’empathie, c’est la conscience de notre fraternité profonde avec l’autre. C’est une qualité fragile, qui, avec les meilleurs sentiments et les actions les plus efficaces qui soient, peut vite se transformer en charité, assistanat, instrumentalisation, prise de pouvoir d’une manière ou d’une autre sur la souffrance de l’autre. Et donc en déni de notre parité d’êtres humains. L’action juste est difficile. Mais l’inaction est inhumaine.

Je comprends tout à fait que Madame la ministre de la santé, qui se sent de cumuler présidence de région en sus de son ministère, qui combat la grippe A de la main gauche pendant qu’elle éradique les psychothérapeutes indépendants de la main droite, ainsi d’ailleurs que de nombreux acteurs du service public de la santé, doit hurler de rire  en entendant parler d’un temps pour dire ses émotions, pour tricoter son histoire, d’un temps aussi scandaleusement inefficace, alors que les psychotropes et quelques TTC bien choisies doivent pouvoir venir à bout de tous ces malades qui n’ont pas la force, ou la décence, de se shouter à l’hyperactivité ou à la consommation à hautes doses.

C’est vrai, je le comprends, car c’est un fonctionnement simple, depuis longtemps rodé par la loi de l’évolution et la survie des plus forts.

Tout ce qui est en creux dans nos vies, depuis le ventre de la mère, jusqu’au ventre ultime de la mort, est perçu comme un danger par tout ce qui s’érige, le phallus, le pouvoir, le scalpel, … C’est donc à guérir, à soulager, à supprimer, à éradiquer, ou à remplir.

Cette attitude est une des clés essentielles de l’évolution de l’humanité, et apparemment aussi, la clé de sa destruction possible.

Les valeurs féminines, ou même devrais-je dire les sensations féminines, sont peut-être plus à l’aise avec ces creux du vivant, ces vides du monde. Dans l’iconographie dominante, y compris celles des journaux psys, il est classique de voir représentés, depuis Freud et même avant, le psychiatre et la folle, ou le psychanalyste et les femmes.

La souffrance acceptée, la conscience quotidienne de la perte et de la mort, ne sont pas incompatibles avec le bonheur, quel que soit ce que l’on met dans ce terme si recherché.

Le besoin d’éradiquer la souffrance est positif comme moteur d’évolution, il n’est pas question ici de le nier, surtout en ces temps de mobilisation considérable autour de la toute petite île qui, très loin de nous, crie au secours. Il devient négatif quand il est synonyme d’oubli, de déni, de coupure ; d’absence de pensée, de retour sur soi, de sensations et d’émotions.

 

Alors, la clochette des lépreux amène un retour possible vers cette sensibilité ; elle est une musique de notre humanité.

 

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Avatar: Just a good trip?

par Marie-José SIBILLE

publié dans Cette société - c'est la notre !

Un regard de plus sur le film évènement de l’année 2010avatar_118.jpg

 

Pour quelqu’un comme moi, dont le monde émotionnel et l’imaginaire fonctionnent à plein régime depuis l’âge de la lecture du Petit Prince, et de celui de la découverte du Seigneur des Anneaux, AVATAR c’est déjà 2h40 de pur bonheur, suivi par au moins le même temps de nostalgie et de réadaptation au réel. On appelle ça « la descente »  après le « trip » lors d’une prise de drogue. Donc, bien sûr que ce film est à voir, même si ça donne des sous à des gens qui en ont déjà trop.

Est-ce qu’en plus, ce film permettrait, ce serait la cerise sur le gâteau, de se poser des questions sur notre humanité passée et toujours actuelle ? Ou plutôt que de poser des questions, car le scénario est compréhensible, et sa fin prévisible, à partir de l’âge de sept ans, de ressentir des émotions qui pourraient développer notre conscience collective ?

Internet nous fait toucher depuis quelque temps une communication globale, une unanimisation de l’humanité qui fait penser aux intuitions de Teilhard de Chardin, ainsi qu’au fonctionnement de beaucoup de peuples premiers. Si ce n’est que c’est la technique qui provoque cela, aucune transformation éthique n’en découle d’office. Les catastrophes telles que celles d’HaÏti y arrivent également partiellement, en touchant quant à elles au cœur de notre empathie envers les plus vulnérables ; et je voudrais penser que seuls quelques pervers psychopathes sont exclus de ce sentiment, même si je sais que ce n’est pas le cas. Cette plongée dans une humanité unifiée dont je me retrouve simple goutte est une véritable douche intérieure, qui nous amène, pendant un temps plus ou moins court, à sortir de nous, à élargir notre conscience et notre affectivité. Et ce sont bien sûr les mêmes émotions, et les mêmes besoins, utilisés par des chefs charismatiques au profit d’appartenances cette fois-ci partielles, qui conduisent à toutes les dérives sectaires, politiques,  religieuses, nationalistes, sportives ou autres, comme l’indique l’étymologie du mot « secte », qui signifie « couper ».

Certaines œuvres d’art ont aussi ce pouvoir d’élargir nos frontières intérieures, et peut-être ce film en fera-t-il partie, quelles que soient les marchands du temple qui nous l’ont tout d’abord imposé.

Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore l’histoire, il s’agit de la rédemption d’un homme, de son initiation aussi, qui le font passer du stade d’ancien marine exclus, dépressif, handicapé, opportuniste, à celui d’Avatar, c’est-à-dire d’incarnation sacrée, en l’occurrence de l’esprit de la déesse mère de la Planète Pandora, dont le sol recèle un minerai objet de toutes les convoitises. D’abord engagé par les multinationales qui ne pensent qu’à l’argent, et par les mercenaires à leur solde qui ne pensent qu’à tuer, bref par les très méchants, il va, par amour, finir par prendre le parti du peuple d’indigènes et les mener au combat, en connaissant parallèlement une initiation complète, c’est-à-dire une transformation radicale et irréversible de son être au monde et de son niveau de conscience. Voilà, s’il en est un, un thème qui a nourri de nombreux mythes, depuis la plus lointaine antiquité, un archétype toujours aussi efficace auprès de notre inconscient. Le monde de Pandora, beaucoup d’entre nous aimeraient sûrement y vivre. Je vous laisse en découvrir l’infinie beauté. Peut-être existe-t-il d’ailleurs, dans la nature qui nous entoure encore. Peut-être s’agit-il simplement de "voir", comme il est suggéré dans le film. Notre avenir, pour qu’il puisse exister, passe-t-il par le retour aux sources que propose le film ? Par une quête toujours plus avancée technologiquement telle que la vendent les nanotechnologies et le monde post-moderne ? A chacun de voir. Deux types d’initiation, assez fondamentalement opposées, mais peut-être réconciliables, nous sont aujourd’hui proposées.

Ce qui est certain, c’est le besoin d’initiation, de transformation de la conscience de chacun d’entre nous.

Sommes-nous capables de nous identifier aux méchants ? Bien sûr pas les grands méchants, le responsable de la multinationale ou le chef des mercenaires, n’ayons pas cette ambition ; mais à tous ceux qui les suivent sans rien dire, voire en hochant la tête d’un air approbateur. A tous ces gens comme vous et moi qui font leur travail sans trop se poser de questions, qui ont appris depuis l’enfance à obéir pour se sentir en sécurité, et qui n’ont pas pu remettre cela en question. Ou encore ceux qui sont tellement pris par l’entretien de leur « secte », quel que soit le petit monde clos qu’ils ont choisi pour pâturer, qu’ils n’ont pas de disponibilité pour autre chose. Et enfin ceux pour qui la survie quotidienne est déjà un tel fardeau, sûrement les plus nombreux, quelle que soit la raison de cette fatigue, qu’il leur est déjà héroïque d’arriver à se lever le matin pour reprendre le collier. Cela fait d’autant plus mal alors, quand on voit dans le film un soldat noir acquiescer au massacre présenté comme indispensable des « sauvages », alors même que dans ses origines réside un drame identique.

Il paraît qu’en Haïti les médecins locaux, ainsi que les classes supérieures, tous formés en occident, se désintéressent du « bas peuple », je cite la radio, allant même jusqu’à jouer aux cartes pendant que des milliers de personnes, gens de leur propre pays, agonisent, juste là, dehors. Cela est très choquant. Mais la mort des SDF en hiver, en France, nous empêche-t-il d’aller acheter le foie gras de Noël ?

Ce processus d’identification à l’agresseur, ou au puissant, à celui qui a le pouvoir et à qui il faut ressembler, fait malheureusement partie des mécanismes adaptatifs et des systèmes de défense de l’humanité, de l’animal aussi d’ailleurs.

Ce film a le mérite de montrer une possibilité de rupture avec ce fonctionnement.

Pour peu bien sûr qu’il ne soit pas simplement un moment de « trip » émotionnel, reproductible à l’infini à l’aide du jeu vidéo sorti dans la foulée, pour rester une expérience possible à mettre en lien avec ma vie quotidienne.

Car une question bien sûr reste le lien avec le réel. De manière totalement prévisible, donc je ne vous dévoile rien, le film se termine bien. Que ce serait-il passé si le réalisateur avait choisi la victoire écrasante des blancs sur les peuples premiers, des dictateurs de toutes les couleurs sur ceux qui osent s’opposer à leur toute puissance, celles des bulldozers sur les arbres millénaires, celles des bombes sur les arcs, celle de la rationalité de l’argent sur la solidarité et sur l’esprit religieux, j’entends par là l’esprit qui relie les hommes entre eux et avec leur environnement, bref, si il avait choisi de montrer la réalité de notre histoire humaine depuis des millénaires, et celle qui nous gouverne encore aujourd’hui, voire de plus en plus ? Aurait-ce été du courage ? Peut-être est-ce plus utile de toucher le besoin d’autre chose qui semble naître de manière plus généralisée depuis quelques années ?

Beaucoup de critiques que j’ai lues pour écrire cet article mettent l’accent sur l’entreprise financière, sur le succès commercial, ou sur la jouissance du voyage sur Pandora. Certains trouvent la leçon de morale trop pesante, d’autres, qui doivent vivre dans un autre monde que le mien, trouvent les méchants caricaturaux ! J’espère juste amener l’idée que le plaisir n’est pas opposé à la prise de conscience et à l’engagement.

Si nous pouvions percevoir, avec la capacité de développement de l’empathie qu’apportent ces nouvelles technologies de l’image, ce que nous avons fait, et faisons encore tous les jours, chacun d’entre nous, subir à notre terre, et à notre humanité, sûrement deviendrions-nous tous fous de douleur.

 

 

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