Chaque espèce dans la nature a son utilité. Pendant une période déterminée. Des
mouches vivent dans les vapeurs du pétrole, des animaux cavernicoles répondent à la lumière comme une star éblouie par les flashs, des oiseaux suréquipés pour le froid fondent au moindre rayon de
soleil, et un milliard d’autres merveilles nous entourent. C’était déjà la conclusion de Darwin à la fin de l’Origine des Espèces.
Ainsi semble-t-il qu’il faille trouver l’équivalent pour l’espèce humaine.
Il m’est difficile de commencer par la beauté du touriste européen qui part violer des
enfants dans des pays d’Asie aux hôtels « tolérants », et plus encore à celles des patrons des agences qui organisent ces voyages ; il m’est impossible de commencer par l’utilité
d’un trader psychopathe de moins de trente ans qui d’un clic surexcité, parfois dopé à la cocaïne, parfois même pas besoin, fiche en l’air la vie de mille familles d’un coup, super jeu
vidéo.
Alors j’ai commencé par quelque chose de simple, à ma portée, peut-être. A quoi servent
les pauvres, et ceux qui vont de paire comme Charybde suit Scylla : les riches ?
La première étape consistait à me situer, car l’observateur fait partie du système qu’il
observe, même si cette réalité est loin d’être admise par tous, encore maintenant. Donc sur l’échelle d’évaluation de 1 à 10, celle que l’on utilise dans la perception de la douleur, ou 1 signifie la plus grande pauvreté que je puisse imaginer et 10 la plus grande richesse, je me situe bien évidemment au chiffre 5.
Ensuite, lors des intenses réflexions motivées par le devoir parental, devoir qui oblige à
trouver des réponses à des milliers de questions que l’on ne veut plus se poser une fois adulte, plutôt qu’à renvoyer une baffe ou un grognement, j’ai trouvé que les pauvres servent à, liste non
exhaustive :
- Illustrer les leçons d’éducation civique des classes moyennes : ce n’est plus le clochard à la
sortie de la messe des livres de morale de ma grand-mère, plutôt le SDF à la sortie du centre commercial, mais c’est strictement la même chose : « tu vois Zazie, tu vois Nono », dit
papa ou maman, « si tu travailles pas bien à l’école tu finiras comme le monsieur ou la dame là sur le trottoir sous son carton ».
Ce rôle éducatif indispensable, les pauvres le jouent depuis la nuit des temps.
Il faut bien sûr pour cela ne pas aller interroger le monsieur sous son carton, et se
rendre compte qu’il a BAC + 5 ou qu’il était chef d’entreprise il y a encore deux ans, comme c’est de plus en plus le cas. Mais nos enfants ne mettent pas en doute nos paroles, dans un premier
temps.
- Ils servent aussi à rassurer les actionnaires quand leur nombre augmente, par le biais du chômage par
exemple. Et le sentiment de sécurité semble être la base de tout, chez l’actionnaire comme chez le nourrisson.
- Ils permettent aussi à ceux qui se définissent encore comme « non pauvres », tout en
refusant ou ne pouvant se nommer « riches », de développer un sentiment de compétence, de bien-être ou simplement de soulagement, bref un tas d’émotions sources d’endomorphines
antidépressives et anxiolytiques. En plus de la méditation et du jogging, faire un séjour dans un asile de nuit du Secours populaire soutient une bonne psychothérapie, voire la remplace plus
efficacement que la « bonne guerre » recommandée par les plus anciens d’entre nous, qui ne sont plus très nombreux, et d’ailleurs à qui ça n’avait finalement pas tant réussi que ça. Les
pauvres, contrairement à la guerre, c’est sans risque de dégâts collatéraux ou de syndrome post-traumatique. Pour cela il faudrait que notre empathie soit beaucoup plus développée que ce qu’elle
n’est en général.
- Et justement, voilà une autre utilité des pauvres, qu’ils partagent avec les victimes, les faibles,
les malades, les vieillards et les enfants : comme l’ont compris depuis longtemps les ordres religieux, leur contact permet de développer chez les plus sensibles d’entre nous, petit à petit
et très lentement mais bon, le sentiment d’empathie voire même la solidarité active qui suit de près ce sentiment. Pour qu’il n’y ait pas de confusion, la solidarité est à la charité ce que
l’empathie est à la pitié, c’est-à-dire, sur le plan des émotions, ce qu’un Van Gogh est à un gribouilleur du dimanche.
Ainsi je n’hésite pas à conclure, et estime avoir fait la preuve scientifique, que les
pauvres sont indispensables à la société humaine. Il n’est donc pas question de les liquider, malgré l’affirmation de certaines soi-disant « bonnes âmes » voulant éradiquer la pauvreté.
Il faut même d’urgence les déclarer d’utilité publique, et les sauvegarder en les inscrivant au patrimoine mondial de l’humanité.
Heureusement, l’observation quotidienne montre qu’ils sont plutôt en voie de développement
que d’extinction.
Les mêmes qui voudraient faire disparaître les pauvres voudraient aussi se débarrasser des
riches en même temps, parfois même avant. Or les riches aussi sont indispensables à l’équilibre écologique. D’abord sans les riches, pas de pauvres, ce qui en soit est déjà un drame. Mais de
plus, les riches incarnent un bénéfice psychologique très rare à trouver ailleurs, parce que peu de gens veulent et peuvent l’assumer : ils jouent le rôle du méchant. Là où les pauvres
développent l’empathie, les riches nous déculpabilisent. Eux c’est plutôt la médaille du mérite qu’il faudrait leur donner. Si ils arrivent à jouer ce rôle, ce n’est bien sûr pas par abnégation,
mais parce qu’ils vivent entre eux, dans des sectes rigides particulièrement fermées, où ce que disent d’eux les non-riches ne les atteignent pas.
Ils apportent aussi plein de bénéfices secondaires.
Par exemple ils ne veulent pas voir disparaître les tigres de Sibérie et les lions
d’Afrique parce qu’ils adorent leur tirer dessus depuis leur énorme 4/4. Ce qui permet de protéger ces animaux des méchants (pauvres) braconniers, comme on protège déjà les poulets en batterie des renards, et les pandas diplomatiques de la famine. Dans le même ordre d’idée, pas de baraque à frites et de boudins en plastique
pour enfants sur leurs plages privées, ni de bidons de déchets toxiques sur leurs îles. La Nature leur en est reconnaissante, oubliant gentiment qu’ils sont à l’origine des déchets toxiques et
des boudins en plastique qui encombrent le reste du monde.
Ils provoquent régulièrement des guerres et des famines, ainsi que des intoxications
environnementales, alimentaires et médicamenteuses afin de pouvoir liquider les produits de leurs entreprises, permettant ainsi de réguler le nombre d’êtres humains sur la terre. C’est le B-A BA
de l’écologie bien comprise.
Pour les troupeaux de gnous, il y a les lions. Pour les troupeaux de pauvres, il y a les
riches.
Enfin, le bons sens permet de dire que quand les riches deviennent pauvres, les pauvres
sont morts depuis longtemps. D’où l’intérêt de les garder le plus longtemps possible. Cela ne devrait pas poser trop de problèmes car leur bonne santé générale par rapport aux pauvres, leur taux
de mortalité moindre, leur espérance de vie bien supérieure et les mesures de sécurité entourant les réserves où ils vivent, compensent largement leur faible taux de reproduction.
Pour l’instant, je ne me sens pas trop responsable du pauvre en bas de chez moi. Quand
j’achète un jean ou un tee-shirt au supermarché du coin, la petite chinoise ou le travailleur esclave d’Amérique du Sud qui les fabriquent sont très loin de moi, et je peux les oublier le temps
de céder à la pression des soldes, ou au violent mais bref plaisir consistant à « acheter quelque chose ».
Et donc à la terrible question : « dis maman, qu’est-ce qui fait le monsieur là
sous son carton, à côté de sa bouteille vide ? », je peux encore répondre que c’est à cause de méchants riches, je peux même citer des noms les jours de grande lâcheté.
Mais pour combien de temps encore les pauvres se tiendront-ils suffisamment loin de moi
pour que cela soit possible?
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