LA GUERRE DES FEMMES
LA GUERRE DES FEMMES
« La femme est une esclave qui ne peut et ne veut être que ce qu’il plaît à une foule de sots et de fous, car ainsi faut-il baptiser le commun du monde. (Cela comprend aussi et peut-être surtout le monde des savants), « qui méprise absolument les œuvres des femmes sans se daigner amuser à les lire pour voir de quelle étoffe elles sont ».
« Les autres enseignent la sapience (sagesse), Montaigne désenseigne la sottise ».
Marie de Gournay, philosophe et militante féministe, « fille d’alliance » et éditrice de Montaigne, (1565-1645 !).
L’autre jour, corvée de courses avec mon compagnon, nous sommes lourdement chargés tous les deux, il est derrière moi, ce qui est inhabituel. J’ouvre la porte de la voiture et je m’efface devant lui, il dépose ses sacs sans réfléchir et me regarde d’un air interloqué avec mes bras qui débordent. Tu viens d’assister à un geste de soumission instinctif issu de millénaires de patriarcat introjectés, c’est ce que je lui dis avec détachement. On se regarde en souriant. Je sais qu’il pense à l’équivalent pour lui, car le patriarcat est aussi nocif pour tout homme sensible et intelligent, et nous soupirons de concert.
J’en ai marre de croiser dans la rue multitude de femmes à l’œil soumis et quémandant, tournées vers l’homme qui marche droit à côté d’elles sans les regarder.
Exemples :
- L’autre jour au marché, madame goûte le brugnon (délicieux) du stand, elle se réjouit, pressée d’en prendre un kg. Mais avant, elle demande à l’homme revêche à côté d’elle, avec ce fameux regard soumis-quémandant qui me touche et m’exaspère à la fois. Ils sont trop mous, décrète-t-il en plissant les lèvres d’un air de dégoût. C’est vrai que contrairement aux pierres des supermarchés, ils sont mûrs à point. Madame renonce, ils prennent des prunes (très bonnes aussi).
- Dans une dédicace, Madame veut acheter mon roman, elle argumente, Monsieur répond qu’ils ont déjà trop de bouquins, elle le repose, déçue, avec un petit sourire triste à mon encontre. Nous venions d’échanger quelques minutes, le mari n’étant pas encore là, sur le thème du roman qui la touchait particulièrement. En partant, il prend le dernier polar en tête de gondole. Je les vois à la caisse, elle baisse la tête, consciente j’imagine de ce qui vient de se jouer, l’air de rien. Comme disent les espagnols pour dire que ce n’est pas grave quand vous les bousculez sans faire attention, no pasa nada, il ne se passe rien. Superbe expression.
Je termine « L’heure des femmes » d’Adèle Bréau, un livre incontournable qui relate l’histoire de Menie Grégoire, ce nom rappellera peut-être des souvenirs à certaines, voire à certains, moi c’est ma grand-mère qui l’écoutait. Ce qui m’a le plus marqué dans ce livre, c’est à quel point rien n’est jamais acquis.
On est dans les années 60 et suivantes, des dizaines de milliers de femmes s’épanchent sur la domination qu’elles subissent, il y a des témoignages épouvantables ou tout simplement quotidiens, de femmes écrasées par les maternités, démolies par les avortements à l’aiguille à tricoter, humiliées par les médecins, dénoncées par l'Église, bafouées par leurs familles, épuisées par les tâches ménagères, et bientôt par la double journée, quand elles ont enfin la possibilité d’avoir une profession. Menie Grégoire est souvent « ghostée » par la bonne société, son mari n’aura pas de promotion « à cause d’elle », mais il la soutient jusqu’au bout. Les choses bougent, il y a des victoires, les comptes en banque, la pilule, et, plus tard, la légalisation de l’avortement. Et il y a des hommes sensibles et intelligents, eux-mêmes écrasés par le patriarcat, comme il y en a toujours eu.
La narratrice, une journaliste d’aujourd’hui, dit en trouvant les archives de Menie Grégoire :
Fascinée par le trésor qui m’entoure, je ne l’écoute plus (l’archiviste). Ce sont plutôt ces voix de femmes que j’entends, ces confidences, pour la plupart oubliées. La propension humaine à effacer le passé est prodigieuse, me dis-je. Comment toute cette matière humaine a pu être entreposée ici, dans ces allées silencieuses, sans que personne s'en soucie. Comment ces viols, ces avortements, ces solitudes, cette vérité crue livrée sans fards aux oreilles de millions d'inconnus ont été cachés aux générations futures comme s'ils n'avaient jamais surgi du silence. Fallait-il une nouvelle fois faire taire ces hommes, ces femmes surtout, qui ont raconté la vie ? La vraie. Qu'on l'aime ou pas.»
Les années 60 ce n’est pas si loin, alors c’est pour enfoncer le clou que j’ai mis en exergue Marie de Gournay, philosophe et militante féministe ayant publié en … 1622 un essai intitulé « Égalité des hommes et des femmes ». Elle aussi avait rencontré un homme sensible et intelligent, Montaigne, qui lui confia Les Essais à éditer.
En lisant « L’heure des femmes », et tant d’autres livres et témoignages, en écoutant le podcast sur Marie de Gournay, je vois ces multitudes de femmes comme les Poilus de la guerre de 14-18, envoyées au front des maternités à répétition, du travail domestique vite doublé du travail salarié, obéissant pour la plupart sans se poser de questions, puis en s’en posant, en osant sortir leurs tripes, en osant se battre.
C’était avant.
Alors les 65 féminicides (chiffre minimum officiel) au 5 août 2023 en France ? Alors les 94000 femmes (chiffre estimé) en France victimes de viol, en augmentation spectaculaire en 2022, avec juste 1/5ème des victimes qui portent plainte et 70% d’affaires classées sans suite ? Alors les cinq viols déclarés cette année aux fêtes de Bayonne ? Sans compter les petites choses, comme les inégalités salariales ou le harcèlement en ligne ?
No pasa nada chica, no pasa nada.
Claire Sibille
Psychothérapeute, Écrivaine
Les femmes prennent la relève pendant la guerre de 14/18... et ne lâchent pas la charrue à l'armistice.
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Marie de Gournay, philosophe féministe et poly-éditrice d'un livre unique
Marie de Gournay, "fille d'alliance" de Montaigne et éditrice infatigable des "Essais", était aussi une écrivaine de conviction et l'autrice de nombreux traités, dont des textes féministes ...