La loi des séries
La loi des séries
Mon père avait cinq ans dans les années 40 quand il hurlait de terreur au cinéma en croyant que Pinnochio s’était fait avaler pour de bon par la baleine. Il nous faisait beaucoup rire en mimant la scène, bien en contact avec son enfant intérieur. Il nous décrivait aussi comment, à la sortie des premières, le public attendait les méchants pour les insulter. Ce n’était pas facile de jouer la baleine à l’époque. Le risque était grand de se faire lyncher par une foule en colère.
Et jurez-moi droit dans les yeux que vous n’avez jamais confondu le méchant et l’acteur qui le joue dans une même colère ?
Moi je n’y arrive pas.
Cet « effet de réel » comme le nomment les sociologues existe depuis le théâtre de l'Antiquité, en passant par les feuilletons publiés dans les journaux auxquels se sont exercé des écrivains aussi renommés que Victor Hugo, Zola ou Balzac.
Il atteint un sommet avec une partie des séries modernes, qui loin des productions juste distrayantes dont une certaine télévision est le vecteur addictif, proposent de vraies réflexions de société et engendrent des mutations, par exemple dans la perception des minorités numériques comme les homosexuels ou des minorités psycho-sociales comme les femmes, les noirs, ou conjuguant les deux comme les femmes noires lesbiennes. Cette multi-unité de l’humanité est le thème par exemple de « Sense 8 », série malheureusement abandonnée à la première saison.
Même des séries sans prétention comme « Wanted », une sorte de Thelma et Louise actuel, permet de parler des femmes autrement et de promouvoir l’amitié féminine, tout en abordant sans en avoir l’air le problème du pouvoir trop souvent aux mains de sociopathes dans les grandes multinationales.
Ce phénomène des séries modifiant profondément la perception du réel et contribuant à l’éducation psychosociale et émotionnelle de générations entières pourrait avoir commencé à la fin des années 70. Je me rappelle mes traumatismes émotionnels en visionnant « Racines », et « Holocauste », dont doivent se souvenir certain.es d’entre vous. « Racines » a tellement marqué les esprits en ce qui concerne le racisme et l’esclavage que toute une génération a pu s’appuyer dessus pour ouvrir son esprit et son cœur, ou pour trouver des arguments et un moteur émotionnel à son combat. Ils l’ont ressortie d’ailleurs récemment suite aux problèmes raciaux que connaît l’Amérique. En Afrique contemporaine, la série « C’est la vie », je ne la mets pas en gras car je ne l’ai pas vue, permet d’aborder à travers le quotidien des familles des sujets aussi importants que la santé, la place de la femme, le viol ou l’excision.
Cela faisait des mois que je n’avais pas eu la disponibilité pour plonger dans une série, mon système empathique faisant que je ne peux pas les regarder uniquement comme loisir. Celles que je cite ici sont donc étalées sur deux années de visionnage, précision au cas où vous seriez accro à « ce qui vient juste de sortir ».
Je ne parlerais pas des impacts négatifs de certaines séries centrées sur la consommation, le look unique et l’éthique consumériste, impactant en particulier les publics jeunes ou culturellement défavorisés. Car on est d’accord que 95% des séries même anglaises, souvent les plus subtiles, même diffusées par des canaux privés ou par Arte, restent des kilomètres d’images inutiles chargées de vous vendre à travers des émotions bas de gamme des produits chers et des looks normalisés, ou dans l’autre extrême des leçons de morale tellement ennuyeuses que l’on s’endort en cinq minutes. Mais l’impact social positif des 5% restantes, de très grande qualité cinématographique et humaine, est indéniable. Leurs personnages, beaucoup plus authentiques dans leurs émotions, leurs épreuves de vie et leur fragilité, permettent une bien meilleure identification du public.
Qui aurait pu imaginer par exemple il y a encore quelques années une procureure femme, noire, régulièrement et massivement alcoolisée et sexuellement débridée suite à un syndrome post-traumatique comme l’est une des héroïnes de l’incontournable série « Seven seconds » ? Il y a quelques années, ce thème de la mort d’un adolescent noir en Amérique aurait été traité à travers une icône pure et intouchable, censé.e donner plus de crédit à un discours antiraciste. Et du coup totalement non crédible, car le rôle de la vierge Marie, c’est de rester dans le ciel et de nous prendre émotionnellement en charge sans trop de remise en question de notre part.
Impossible d’ignorer aujourd’hui « Black mirror » pour réfléchir sur l’impact potentiellement terrible des nouvelles technologies. Cette série dont chaque épisode est indépendant décrit une des dérives possibles de la société numérique. Impressionnant voire traumatisant …
Impossible quand on s’occupe d’ados ou qu’on en a à la maison de ne pas regarder « Thirteen reasons why » sur le suicide d’une jeune fille poussée à bout par le harcèlement de ses pair.es et l’abandon des adultes.
Impossible de ne pas réfléchir sur le drame des migrants avec la série en quatre épisodes coups de poings « Collatéral », aux actrices juste exceptionnelles.
Et pour un sujet qui m’est cher, la culture de la psychothérapie : comment sortir enfin de la psychanalyse à la Woody Allen ou de l’entretien face à face avec un docteur supposé bienveillant qui vous inonde de conseils ? C’est très difficile, et de nombreuses séries même bonnes n’arrivent pas encore à dépasser ces clichés insupportables. Mais quand même. Si, fan des supers héros et héroïnes comme je le suis, vous regardez la deuxième saison de « Jessica Jones », vous la verrez, entre deux litres de whisky, deux décharges sexuelles foireuses, et deux tentatives pour sauver le monde, participer à un groupe de gestion de la colère. Et là oui, oui, elle peut utiliser son corps, se mettre debout, lancer une balle en sortant ses tripes, s’autoriser les abréactions sans donner le pouvoir et le contrôle à un psy, tout en étant soutenue par la présence des autres… Bref. Enfin. Les thérapies psychocorporelles et d’expression émotionnelle, celles qui ne se contentent pas de « parler sur » les émotions mais autorisent et utilisent les abréactions, arrivent dans les séries. Encore réservées aux alcooliques et aux personnes violentes, elles vont peut-être finir par sortir de la contreculture où elles se réfugient pour l’instant dans le monde civilisé. Car les sauvages, eux, ont gardé ces savoirs…
Toujours dans le champ de la psychothérapie, ces personnages, beaucoup de femmes, mettent en évidence l’approche centrée sur le psycho-traumatisme et la résilience, sur l’événement que j’ai subi plutôt que sur la supposée maladie psychique dont je souffre. Vous voyez la différence entre ETRE borderline, névrosé ou psychotique, et AVOIR subi un viol, un inceste, une guerre ou tout autre traumatisme ? Ponctuel ou dans toute la durée d’une enfance toxique ? Tout d’un coup le même symptôme, par exemple l’alcoolisation massive ou la multiplication des partenaires sexuels, devient un signe de la souffrance dont il faut prendre soin, de la blessure qui a été subie, et non l’objet de jugements moraux qui mettent la victime en position de coupable.
C’est peut-être pour cela qu’il y a plus de personnages féminins qui incarnent cette nouvelle approche, les femmes subissant plus ce phénomène d’inversion perverse, et ce depuis les hystériques de Charcot et les femmes massivement lobotomisées du milieu du siècle dernier.
Mais je m’égare.
Pour notre cerveau, voir une action se produire est aussi impactant que de la vivre. Et ce à condition de laisser la place à notre empathie affective, de ne pas immédiatement éviter les émotions fortes, les résonnances, les remises en question que provoquent ces séries.
Alors je vous laisse, je dois aller aider Pinnochio à sortir entier du ventre de la baleine.
C’est urgent.