Le Psychothérapeute indépendant : quelle voix dans le combat social?
La douleur au travail, la paralysie face aux injonctions paradoxales de notre système, la peur pour nos enfants, l’insécurité provoquée chez la plupart par l’obésité financière d’un petit nombre, et plus encore ; le sentiment d’impuissance qui fait écho à la toute puissance affichée sans vergogne par ceux qui nous gouvernent en plein jour, et pire encore ; l’impossibilité d’agir contre ceux qui gouvernent vraiment, ceux qui ont compris que c’est en fuyant la surexposition du premier rang que l’on maintient le plus son emprise, et plus encore ; l’angoisse, la peur de manquer, le rapport obsessionnel à l’argent, l’addiction à la consommation, dont un collègue me disait avec humour qu’elle était la seule alternative à la révolution, et pire encore, que j’oublie, que je laisse partir dans le flot.
Le bruit de ces douleurs grandit chaque jour dans les pièces closes où se déroulent les séances de psychothérapie. Vont-elles tenir le choc ?
Il y a, d’abord, un questionnement clinique : comment accueillir cette souffrance sans la banaliser ? Comment l’écouter sans la transformer immédiatement, par un de ces tours de passe-passe dont certains sont friands, en système défensif mis en place par une personne qui parlerait de son travail ou de ses conflits sociaux pour éviter de toucher des réalités plus intimes ? Comment entendre un symptôme social quand il s’exprime à travers un individu ? Comment soutenir la personne sans la victimiser ? Comment lui permettre d’accéder à ses ressources pour qu’enfin elle se sente riche et capable de prendre sa place dans le monde, non pour renforcer le rang des nantis et des sourds, mais au contraire pour partager son parcours et ses fruits ?
Chaque psychothérapeute réagira selon ses convictions et ses ressources propres. Et aussi selon le chemin qu’il aura lui-même parcouru, c’est une des clés de notre métier, pour traverser ses zones d’insécurité, et les dissonances éthiques qui parsèment la vie de chacun d’entre nous.
Il serait facile d’instrumentaliser « la Psychothérapie » pour en faire une autre pensée unique qui, enfin, amènerait la bonne parole. Cela a été fait pour « la » psychanalyse, les philosophies, les religions. Mais il est tout aussi facile de se cacher derrière la pratique clinique pour ne pas se positionner, surtout en tant que praticien libéral qui n’a pas, ou plus, à subir la pression quotidienne du travail en institution ou en entreprise. Certes nous avons d’autres défis, en particulier d’assumer jour après jour notre éventuel sentiment d’insécurité ; mais cette liberté souvent chèrement acquise nous pousse trop souvent à détourner le regard du monde social, parfois simplement parce que nous reconnaissons notre humaine fragilité.
Heureusement, le gouvernement ne nous oublie pas, lui, et veut nous couper les ailes par l’intermédiaire de la loi Hôpital 2010.
Or, contrairement à ce à quoi les dirigeants politiques actuels veulent la réduire pour pouvoir la récupérer plus facilement, la Psychothérapie n’est pas un antidépresseur parmi d’autres, dont il faudrait apprendre la prescription sur les bancs de l’université ; elle peut aussi se vivre comme une pensée complexe et originale, issue de la pratique clinique aux multiples visages des années 70, transgressive, créative, bouillonnante et féconde, dont l’une des bases a été, et reste encore, d’intégrer le corps et l’émotion, de ne pas réduire l’homme à ses mots, même aux mots subtils issus de la cure psychanalytique et de l’inconscient. Et je parle bien d’intégrer le corps de chair et de sang, de vie et de souffrance, celui qui dit « j’existe, ici et maintenant, et c’est bien tout ce qui te permet d’exister aussi dans l’ici et maintenant ; alors prends soin de moi, écoute-moi, pas seulement en prenant soin de ma santé, mais surtout en écoutant ce que j’ai à dire de tes limites, et de tes possibles créations, de ce tout petit champ d’action qui t’est prêté jusqu’à ce que la mort nous sépare ».
La psychothérapie a donc potentiellement exactement la place qu’a pris la psychanalyse au début du 20ème siècle, par la conséquence d’un mouvement qui avait largement commencé dans la fin du 19ème; elle pose d’ailleurs le même indispensable lien entre le travail sur soi et l’accompagnement des autres, elle affirme que le premier outil sur lequel doit travailler le psychothérapeute c’est le psychothérapeute, et non un savoir supposé extérieur, objectivable, et transmissible uniquement par les livres et le discours.
Toute théorie, même complexe, est réductrice. Loin de nous donner les clés du monde, elle est une manière d’appréhender le réel, la possibilité de s’accrocher à un bout de ciel, sans prétendre comprendre l’ensemble de l’univers. La réflexion sur la souffrance humaine est toujours la base de profondes modifications sociales, que ce soit par le biais de la religion, de la politique, de la philosophie ou de la psychologie, de la sociologie ou de l’art.
Parmi les portes ouvertes par les théories concernant la psyché sur une meilleure prise en compte du réel, l’aliénation intérieure que nous nommons « folie » est féconde ; elle nous permet de mieux appréhender l’aliénation collective qui apparaît trop souvent dans ce que nous nommons « société ». Mais inutile d’aller jusque là : la souffrance quotidienne qui fait précisément l’objet de la psychothérapie, la souffrance du lien, qu’il soit intime ou social, dans la famille ou au travail, dans le couple ou dans les rapports de pouvoir, cette souffrance du lien qui parfois, trop souvent aujourd’hui, se transforme en douleur insoutenable, cette souffrance là est très inspirante pour réfléchir sur le monde.
Comment s’étonner alors que ce gouvernement qui brandit la peur comme étendard de ralliement, comment s’étonner que ce gouvernement qui reconnaît seulement « manquer parfois de pédagogie » envers les petits enfants que nous sommes, que ce gouvernement qui est incapable de répondre présent aux vrais défis de notre époque, ce gouvernement dont beaucoup de membres ne pensent qu’au moment où ils prendront leur retraite avec le plus d’argent possible au fond des poches, et en tous cas dont tous les membres sont apparemment sourds à la souffrance provoquée par leur manière d’envisager le travail et la répartition des richesses, comment s’étonner que ce soient eux qui veulent mettre la main sur la psychothérapie, sous prétexte de protéger les usagers ?
La psychothérapie est en train d’être récupérée et réduite d’un côté, marginalisée de l’autre. J’ai jusqu’en mai 2011 pour choisir entre ces deux termes, ou essayer d’en trouver un troisième. C’est l’effet de la loi, qui signe l’inclusion et la socialisation d’un côté, l’exclusion et la mort sociale de l’autre. Souvent protectrice, et tout aussi souvent castratrice et totalitaire, inquisitionnelle.
Je prends un risque en m’exprimant comme cela. Pourquoi le faire ? Pourquoi ne pas me contenter de continuer à creuser ma tanière, en sachant que je fais partie des privilégiés qui ont le choix, de nombreux choix.
C’est une dissonance éthique que je ne me sens pas capable d’assumer, tout simplement.
La psychothérapie m’a enseignée qu’une des choses les plus importantes dans la vie, c’est de prendre soin les uns des autres. En cela, c’est un véritable « service public ». Je ne veux pas la privatiser de facto en me fixant sur mes propres intérêts, même en pensant que cela pourrait, éventuellement, protéger également les intérêts des personnes qui me font confiance. Je ne crois pas qu’ils souffriront de savoir que « leur psy » a un engagement social et politique. Ce sont de grandes personnes. Souvent même de très grandes personnes, puisqu’ils ont accepté de se remettre en question, d’aller rencontrer leur enfant intérieur, leur tout petit, de lui redonner vie dans les mots, les émotions, dans le corps. Ils acceptent leur part dans les conflits, se remettent en question dans leur souffrance, et dans la souffrance de leurs proches.
Je ne saurai les utiliser comme prétexte pour justifier mon silence.
Surtout quand je m’interroge : qu’en est-il de ces hommes et ces femmes de pouvoir qui ne mettent jamais de mots, encore moins d’émotions, sur leurs haines et leurs rejets, sur leurs colères qui assassinent, sur leurs accointances perverses, faisant ainsi le lit de tous les passages à l’acte possibles ; ces hommes et ces femmes de pouvoir qui ne supportent même plus l’existence, dans ce qu’ils pensent être leur pays, d’une cour des miracles, de bouffons du roi et du droit d’asile dans les églises ; ces hommes et ces femmes de pouvoir qui habillent des vêtements du bien commun la nudité crue de leurs pulsions archaïques jamais travaillées, jamais assumées, transformant ainsi la République en épouvantail où les corbeaux font leur nid ?