La véritable nature des paires de chaussures
« Elles sont là maman, elles sont là, je les ai trouvées ! Elles s’étaient cachées sous la bibliothèque ! »
C’est une de mes filles qui parle ou plutôt hurle ainsi, surexcitée par la quasi quotidienne chasse aux chaussures de maman, 5 minutes avant de partir à l’école.
Avez-vous remarqué comment les chaussures se dérobent dès qu’il s’agit de venir remplir leur devoir sur nos pieds ?
Bien sûr, certains adeptes de la maltraitance aux êtres plus petits ont trouvé tout un tas de manières de conditionner les paires de chaussures, voire de les enfermer, pour leur couper les ailes. Des meubles barbares avec des cases et des barres de fer par exemple, dont malgré leur désir d’évasion et leur courage indéniable, les paires de chaussures ne peuvent s’échapper. Ou encore des appareils sophistiqués qui les prennent à la gorge et que l’on case sous un banc dans l’entrée. J’en ai même vu qui ressemblent à ces roues que l’on met dans les cages des hamsters pour les décérébrer le plus vite possible. Le pire étant les dressings, ces zoos pour vêtements, où la tristesse de la chemise cravatée fait écho à la dépression de la robe plastiquée et au blues des paires de chaussures alignées en rang par deux. Heureusement, rien de tout cela dans notre maison.
Mes chaussures ont leur coin, qui n’est pas forcément le même que celui où se cachent celles du reste de la famille. Elles aiment particulièrement la bibliothèque qui est en bas de l’escalier qui mène à la chambre des enfants. Un autre coin qu’elles affectionnent ? Le dessous de mon bureau, loin, hors d’atteinte bien que toujours visibles. Celles de mon mari aiment se balader aux abords du lit ou près de la salle de bains. Quand à celles des enfants, ce sont les plus sauvages. Dans certains cas tragiques nous les avons retrouvées déchiquetées par nos chiens à au moins 100 mètres de la maison. Comment étaient-elles arrivées là ? Nul ne sait. Mais vous savez comment sont les enfants, impossibles à tenir.
Comme pour les souris, nous avons bien pensé à des systèmes pour éviter qu’elles courent partout en faisant Dieu sait quoi. Car : que peuvent bien faire ensemble deux chaussures qui ont réussi à échapper à leur propriétaire ? Mais tous les systèmes envisagés, tapettes, poisons et autres, nous paraissaient trop barbares. Après tout, en quoi cela est-il gênant que notre maison abrite, entre autres, un certain nombre de paires de chaussures en liberté ? Aucun accident grave ne leur a été à ce jour attribué, juste quelques jurons émis par l’un ou l’autre qui s’est pris les pieds dans l’une d’elles et a trébuché.
De plus, les paires de chaussures sont des couples solides et fidèles, contrairement aux chaussettes, volages, qui divorcent pour un oui pour un non, qui prennent des couleurs différentes en fonction de la lessive qu’elles ont choisi pour se refaire une beauté, voire qui changent de partenaire avec une totale insouciance, pour peu qu’elles en trouvent un qui leur ressemble un peu. Regardant de haut ces instables affectives chroniques, les paires de chaussures quant à elles restent la plupart du temps ensemble.
Au fil des années, nous avons bien sûr pu constater quelques exceptions ; ainsi donc d’une paire de tongs que j’aimais beaucoup. Certes, les tongs sont des chaussures d’été, et nous savons tous combien les chaleurs estivales accentuent le désir d’aller voir ailleurs. J’ai gardé celle qui restait pendant deux ans, en l’interrogeant régulièrement pour savoir si sa conjointe était revenue ; et bien non, aucune nouvelle. La survivante déprimait jour après jour, si bien que j’ai fini par l’euthanasier. Drame : c’est bien entendu une semaine après que sa compagne a fini par revenir. Je ne savais pas quoi lui dire, bien qu’étant en paix avec ma conscience : j’avais quand même attendu deux ans ! Bouleversée, elle s’est jetée dans la poubelle la plus proche, je n’ai même pas eu le temps de la recycler.
Comme pour tous les petits êtres qui partagent notre vie, la mort d’une paire de chaussures est un moment difficile à vivre. Elle signe la fin d’une époque, un enfant qui grandit, une usure impossible à masquer plus longtemps, un passé révolu qu’il faut laisser derrière. Certaines étaient dès l’origine destinées à ne faire que passer, et sont faciles à donner à quelqu’un qui les adopte avec joie. Mais pour celles qui nous ont accompagné si longtemps, pied dans le pied, avec constance et fidélité ? Je me rappelle en particulier d’une paire de tennis avec laquelle j’ai fait le chemin de Saint Jacques de Compostelle. Que de douleurs et de joies ai-je partagées avec elles ! Bien que tous les soirs nous nous séparions avec soulagement, tous les matins nous nous retrouvions avec enthousiasme pour partir sur de nouveaux chemins. J’aurai pu les laisser là-bas, sur place, comme le font de nombreux pèlerins une fois arrivés. Mais trop de liens nous unissaient. Au retour, elles étaient bonnes pour la retraite ; je leur ai accordées toutes les annuités de pénibilité possibles. Elles ont passé de longs mois, sagement allongées sur une belle étagère. Sûrement se rappelaient-elles avec nostalgie tous les chemins parcourus, les aubes lumineuses et les crépuscules flamboyants, les chocs, les blessures, les rencontres, la souplesse qui vient au fur et à mesure que s’écoule la vie. Je les laissais faire et venait régulièrement me nourrir de leur sagesse. Un jour, il a fallu me rendre à l’évidence : leur âme s’était envolée dans le ciel des chaussures ailées, le ciel de Mercure, le messager des Dieux. Il fallait que je leur offre une sépulture digne de ce nom. Elles ont donc fini en tas, avec des milliers d’autres, pour une manifestation en faveur d’Handicap International.