La petite fille qui pleurait dans un coin
Elle m’a touchée cette petite fille au visage chiffonné, agrippée aux barreaux de l’école. Il a suffi que je me penche vers elle en lui demandant ce qui n’allait pas pour qu’elle fonde en larmes.
Elle voulait son papa.
Au moment où j’allais l’amener à la maîtresse, il est arrivé. Il m’avait vue avec sa fille, et s’était demandé ce qui n’allait pas.
De nombreux adultes passaient devant cette petite fille. Ils m’ont dit ne pas l’avoir vue.
Prendre ce temps de voir l’autre densifie la relation, nous fait entrer dans la profondeur. Une relation devient alors un univers à découvrir chaque jour, un nouveau continent à explorer. C’est le contraire de l’habitude : tout ce que je ne sais pas encore de toi, tout ce que je peux encore découvrir dans ton visage, dans ton sourire ; tous ces défis nouveaux que tu te donnes, toutes ces nouvelles réalités que tu connais aujourd’hui, alors que tu les ignorais hier.
Ce changement que tu vis à chaque instant et dont je ne prends pas toujours la mesure.
Vu sous cet angle, nous avons moins besoin de « quantité ». Un répertoire d’adresses chargé n’est plus forcément un signe d’intelligence relationnelle, mais de besoin de pouvoir, un signe d’adaptabilité sociale, ou tout simplement de bêtise, cette bêtise qui nous guette quand nous confondons richesse et accumulation.
Dans cette profondeur relationnelle, l’intime prend toute sa mesure, qui est infinie.
Je ne parle pas ici de la sécurité indispensable, en particulier à l’enfant, de certaines relations de base.
Je parle de la recréation permanente d’une relation.
Nos enfants changent tellement vite qu’ils peuvent parfois nous maintenir éveillés à cette qualité relationnelle, pendant le temps qu’ils passent avec nous.
Mais avant ? Mais après ?
Cet homme ou cette femme à côté de qui nous avons un jour choisi de vieillir, faut-il vraiment le changer pour un ou une autre, car nous n’aurons pas eu le courage de la remise en cause fondamentale ? Parfois oui bien sûr ; certains liens sont faits pour mourir un jour, en tous cas sous une certaine forme. Mais cela vaut le coup de bien se poser la question.
Et ces amis qui nous soutiennent depuis si longtemps, ces collègues avec qui nous avons appris la joie de travailler en équipe ?
Et le sourire d’enfant émerveillé qui illumine soudain le visage de ce vieillard grognon que vous croisez tous les jours à la boulangerie ; et cette femme épuisée par vingt-cinq ans de soumission à son patron et à son mari, précédés de vingt-cinq autres années de soumission à son père, qui change de look et crée sa micro entreprise en envoyant tout balader ; et qui réussit ; et ce cadre sup exploité jusqu’à la moelle par une entreprise tentaculaire et totalitaire qui s’installe comme apiculteur et commence à écrire des poèmes ; et ce couple qui tombe amoureux à 70 ans passés. Il n’y a pas que l’ado rebelle et boutonneuse pour se transformer un jour en fleur épanouie ; il n’y a pas qu’à trente ans que l’on peut créer sa vie.
S’entraîner à voir chaque jour quelque chose de nouveau chez l’autre si proche, c’est aussi s’autoriser à soi-même ce renouvellement quotidien.
Tout va très vite. Et à la fois chaque seconde contient une infinité de possibles.
Cette petite fille au visage chiffonné, je pouvais voir le microtraumatisme se former dans son cerveau, dans son cœur, dans son corps : papa n’est plus là, alors que j’ai si peur.
Mais déjà l’accès aux larmes, puis le retour de l’être aimé ont à nouveau modifié, en un instant, toute la configuration intérieure de cette enfant.
La mutabilité de l’enfance est quelque part en chacun de nous.
A nous de la trouver, de voir ses larmes et son sentiment d’abandon ; de lui redonner le goût de jouer et de grandir, de vivre et d’apprendre, d’aimer et de créer.
Depuis quand n’avons-nous pas été voir le petit garçon assis dans un coin du préau, la petite fille accrochée aux grilles de l’école ?