La victime est-elle malade?
Psychotraumatologie et psychopathologie, le risque du mélange[1]
Dans le grand débat des psys, la question de la psychopathologie semble être un nœud de controverse où se croisent et s’affrontent toutes les voix. La question de la définition de leur champ d’action se pose ainsi clairement pour les psychothérapeutes, en les invitant à se différencier du développement personnel d’une part, et de celui de la psychiatrie d’autre part. Parfois le choc des théories ou, à l’autre bout, des méthodes, paraît prendre la place de ce qui devrait être notre principal objectif : définir notre métier, en évitant de se perdre dans la multitude des styles et des outils, des écoles et des maîtres.
C’est comme cela que ce débat nous amène à sortir de nous-mêmes, pour dire, définir et différencier.
La peur ou le déni des émotions intenses est une caractéristique encore trop fréquente chez certains psys ; et c’est un des endroits où les psychothérapeutes, dans la mesure où ils ont fait ce travail de traversée de leur propre souffrance, ont le plus à apporter. Le diagnostic en psychopathologie, s’il garde toute son utilité dans certains cas, sert trop souvent de bouclier contre cette peur.
Ceci est particulièrement évident dans la confusion fréquente faite entre la pathologie mentale et les conséquences d’un traumatisme.
C’est-à-dire entre une maladie et une blessure de guerre.
Une jeune fille violée à quatorze ans est cataloguée cinq ans après borderline, parce qu’elle abuse des conduites à risques et des substances toxiques tout en présentant des troubles de l’estime de soi ; une femme harcelée sur son lieu de travail est qualifiée de bipolaire ; un autre, cadre débauché de son poste après 25 ans de bons et loyaux services, dépressif, tel autre obsessionnel, voire paranoïaque, car il revisite en boucle l’agression subie. Une jeune adolescente victime d’abus sexuels de la part d’un prof est mise sous anti-dépresseurs, alors que sont maintenant connus les conséquences possibles de ces médicaments sur des personnes aussi jeunes, dans le déclenchement des passages à l’acte, en particulier suicidaires.
Tant d’un point de vue clinique que réflexif et théorique, j’en suis venue à me dire qu’accueillir les traumatismes et se centrer sur eux au lieu de chercher systématiquement des causes de celui-ci dans les carences affectives de l’enfance, reviendrait à vider largement les hôpitaux psychiatriques, voire les prisons, et à faire baisser considérablement le niveau surélevé de consommation de psychotropes dans notre pays. Je ne parle pas ici des traumatismes répertoriés comme tels et clairement isolés comme les agressions, les cyclones et autres tsunamis ou les accidents de voiture, mais des traumas où une chape de doute sur son éventuelle responsabilité colle aux basques de la victime y compris dans le discours des psys : viol, harcèlement moral, violences familiales.
Pour reprendre une définition communément répandue du traumatisme, il s’agit d’une blessure, j’insiste sur ce terme, d’une blessure psychique qui nous met en contact de manière prématurée et inadaptée avec l’irreprésentable de la mort. Ce contact va s’incruster, prendre une place dans la vie du sujet qui devient, le temps passant, disproportionnée par rapport aux autres aspects, vivants et créatifs, de l’existence de cette personne. Ainsi le trauma capte l’énergie vitale tel un vampire et peut être à l’origine de nombreuses somatisations et maladies, y compris mentales, mais qui n’en sont que les conséquences, le symptôme, la partie visible de la blessure, le cri audible.
On dispose maintenant de protocoles et de méthodes spécifiques pour être plus efficaces avec les traumatismes, comme par exemple l’EMDR ou l’EFT. Mais avant tout il y a une manière d’accueillir la personne traumatisée, surtout, comme c’est souvent le cas dans nos locaux, quand le traumatisme a eu lieu il y a longtemps, et encore plus quand il est associé à des carences affectives précoces. Les méthodes et les protocoles sont comme des barques qui nous permettent de traverser en sécurité le fleuve de la souffrance et de passer, enfin, sur l’autre rive. Mais la conduite du batelier reste fondamentale. Comme dans le mythe de Charon, il doit avoir lui-même fait l’expérience de cette confrontation pour pouvoir accepter l’obole de la personne qui se confie à lui. Et savoir passer du canoë au catamaran, c’est-à-dire se situer dans une optique transméthodologique, en fonction des besoins de la personne blessée.
Pour cela, il importe de considérer la psychothérapie autrement qu’à travers les grilles classiques où elle servirait à stabiliser les prépsychotiques, cadrer les borderline, décoincer les névrosés, mais, encore et toujours, comme un lieu où enfin la personne blessée peut déposer son traumatisme afin qu’il soit d’abord accueilli, puis si possible soigné, pour devenir source de vie et de maturité, là où il était cause de repli défensif et de souffrance indicible.
Et aussi, que les blessés de cette guerre de mille ans nommée maltraitance[2], arrêtent de se considérer comme malades.
[1] Reprise et remaniement d’un article que j’ai publié en 2005 dans le journal Réel.
[2] A noter que le concept de « bientraitance » est un concept psychosociologique et psychoéducatif très récent (quelques années seulement !) qui est, en résumé, non pas le contraire de la maltraitance, ni l’accès à une quelconque normalité éducative ou postéducative, mais un ensemble de conduites humaines et de conditions environnementales qui permet la croissance harmonieuse de l’individu depuis sa naissance jusqu’à sa mort.