Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Une petite cuiller d'humanité

par Marie-José Sibille

publié dans La psychothérapie - de quoi ça parle

Simone Veil volait des petites cuillers dans les cafés où elles se retrouvaient, bien des années après la guerre, entre survivantes des camps. C'est ce que racontait Marceline Loridan Ivens ce matin sur France Inter dans son témoignage sur la  Shoah. Elle les volait pour ne plus jamais avoir à laper le brouet infâme du camp de Birkenau.
Attendez. Vous voulez dire Simone Veil la ministre? La grande Dame qui a permis à ses sœurs de disposer de leur corps en défendant la loi sur l'IVG ? Vous voulez dire qu'elle volait en même temps des petites cuillers dans les cafés ?
Quelle est la plus grande souffrance? Le viol, l'inceste, la torture, le génocide, la maltraitance chronique dès la plus petite enfance? La perte de tous ceux que l'on aime dans des circonstances atroces ? La lente dégénérescence de sa conscience et de son corps dans un vieillissement qui n'en finit pas ?
C'est une question récurrente en psychothérapie, celle d'une hiérarchie dans la souffrance psychique, d'un ordre du mérite des traumatismes.
Il y a soixante-dix ans, Auschwitz était mis au grand jour et l'humanité découvrait un nouvel enfer, un enfer qui n'avait pas encore été pensé jusque là, dans ces proportions-là. Est-ce que pour autant les délires de l'inquisition, le génocide des peuples d'Amerique du Sud, la monstruosité de l'esclavage négrier devinrent alors  plus humains ? Est-ce que l'infanticide systématique et les mutilations sexuelles rétrogradèrent ce jour-là dans la hiérarchie des souffrances ? C'est ce que beaucoup disent. La mère qui vient de perdre son enfant, le survivant d'Auschwitz qui est à l'honneur aujourd'hui, la Gueule cassée de retour des tranchées par erreur,  la femme violée et torturée, la petite fille visitée tous les soirs par son père et tant d'autres encore, tous semblent se battre pour décrocher la première place dans l'échelle des enfers créés par les hommes. 
Et je suis d'accord avec chacun d'entre eux, oui, c'est vraiment cette souffrance qui est la plus insupportable, inexplicable, insoutenable. Jusqu'à ce que je lise "le scaphandre et le papillon" ou le récit des survivants du génocide rwandais; à moins que ce ne soit un témoignage du Goulag, ou celui d'un bourreau khmer rouge décrivant les atrocités qu'il a commises. 
C'est l'affreuse banalité du mal telle que l'a nommée Hannah Arhent. Le mal n'est jamais loin, puisqu'il est en nous. Il ne peut être autre, sinon l'espoir est mort. La seule prise que nous pouvons avoir sur lui réside justement dans cette odieuse familiarité.
Peut-être qu'il est important de dire que le crime commis envers les Juifs ne peut se comparer à nul autre, je n'ai pas envie de discuter ce point tant l'émotion m'étreint en entendant encore une fois ces témoignages. Au moins est-il important de le dire aujourd'hui, par respect pour les derniers survivants. Et cette émotion, loin d'annihiler ma pensée comme je l'ai - encore - entendu dire aujourd'hui de multiples fois, donne une profondeur différente à mon intelligence.
Toutes ces souffrances extrêmes portées par des individus de chair et d'os ont le même effet sidérant ou bouleversant chez ceux qui les écoutent. Ils induisent la pensée, l'émotion, la sensation brutale qu'à leur place, on ne pourrait pas survivre, on mourrait de douleur, on se suiciderait. Mais voilà. Nous ne sommes pas eux. Eux ont survécu. Pour des tas de raisons. Peut-être pour témoigner, ou pour honorer. Peut-être simplement car la vie est la plupart du temps plus forte que la mort. En tous cas pendant un temps plus ou moins long.
Je ne crois pas qu'il y ait une hiérarchie dans la souffrance. Une spécificité, oui. L'horreur de l'un est différente de l'abomination de l'autre. 
Mais face à la douleur nous sommes tous aussi démunis que des petits enfants qui viennent de tomber tête la première sur le sol dur, qui se sentent abandonnés dans le noir, qui hurlent car leur ventre vide semble devoir le rester toujours, même si maman est déjà sur le pont avec son biberon à la main.
Et ceci a un effet humanisant.
C'est un cadeau que nous fait Simone Veil en volant des petites cuillers dans les cafés, elle, la ministre féministe, une des très grandes dames de France ! Un cadeau d'humanité aussi fort que son courage pour défendre la loi sur l'IVG, aussi mobilisateur que son combat permanent pour les femmes, aussi puissant que son exemple d'un pouvoir au féminin. Justement parce qu'elle était si grande par ailleurs, ce geste nous humanise tous.  Il nous montre l'effet du trauma et la limite de la résilience. La quête du surhomme est toujours une tentation, y compris chez les psychothérapeutes; la quête d'un homme - d'une femme - qui aurait tout résolu, dépassé, guéri, transcendé. Elle est une tentation de beaucoup d'hommes doués de "raison". L'émotion est dangereuse ? Tellement plus dangereuse est une pensée dénuée de toute sensibilité. 

Marceline Loridan Ivens, en racontant l'histoire de Simone Veil, rajoute: "nul ne peut imaginer la permanence du camp à l'intérieur de ceux qui l'ont vécu."
Nul ne peut imaginer la permanence du trauma à l'intérieur de l'autre.
C'est une des grandes difficultés du métier de psychothérapeute.
C'est un des plus grands défis de l'humanité actuelle, le développement de cette faculté si fragile, si rare: l'empathie.

 

"ET TU N'ES PAS REVENU", de Marceline Loridan Ivens sorti en février 2015 chez Grasset. "Tout y est, nous dit-elle, je n'ai plus rien à ajouter".

"ET TU N'ES PAS REVENU", de Marceline Loridan Ivens sorti en février 2015 chez Grasset. "Tout y est, nous dit-elle, je n'ai plus rien à ajouter".

Aujourd'hui, Charlie est en train de voler des petites cuillers dans les cafés, accompagné du fantôme de Simone Veil.

Aujourd'hui, Charlie est en train de voler des petites cuillers dans les cafés, accompagné du fantôme de Simone Veil.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
R
Merci Marie-José de nous rappeler à notre humanité et à l'humilité qui devrait être notre pain quotidien en tant que thérapeute. Bien à toi.<br /> <br /> ROSANE
Répondre
B
Hum ! Et moi, qu'est-ce que je fais avec ma grande souffrance qui n'a rien à voir avec les camps, la maladie, la guerre, toutes ces choses qui font qu'on se sent ridicule et déplacé à côté de ces grands traumas... réflexion... Une réponse de la thérapeute ? Comment on fait pour ne pas se sentir vain et inutile en comparaison ? Ai-je vraiment besoin d'une thérapie, ou ne puis-je que<br /> continuer à m'engluer dans un quotidien qui n'a pas beaucoup de sens ?
Répondre
M
http://www.sibillemariejose.com/article-le-complexe-du-lepreux-43677099.html<br /> Bon courage Béa, le quotidien est trop beau pour que l'on reste englué longtemps ...
M
C'est pour cela que j'ai insisté dans l'article, je ne pense pas qu'il y ait une hiérarchie dans le ressenti de la douleur. À un moment, tout le monde dit 10 sur une échelle de 0 à 10 ... donc ta grande souffrance a sûrement besoin d'être entendue et prise en charge. Certaines souffrances collectives prennent une autre dimension car l'été social est profondément touché lui aussi, l'humain ontologique si tu veux. Et la caisse de résonance de l'Histoire et de la médiatisation jouent aussi un rôle considérable, et tant mieux bien sur. Peut- être l'as- tu déjà fait mais je parle aussi de ce sujet dans le complexe du lépreux.
A
Merci pour ce beau texte, Marie-José. j'ai cité ta conclusion (L'émotion est dangereuse ? Tellement plus dangereuse est une pensée dénuée de toute sensibilité.) pour terminer mon message sur la mailing-liste EMDR adressé à Cécile E. (&amp;amp;quot;être ému par ses patients&amp;amp;quot;)<br /> nous allons essayer d'aller voir &amp;amp;quot;la famille bélier&amp;amp;quot;<br /> As-tu lu &amp;amp;quot;le collier rouge&amp;amp;quot; de Jean-Christophe Ruffin ? (où l'on apprend que dans ce pays -la France- où le blasphème n'est plus condamnable en droit il ne faut pas galéjer avec la légion d'honneur... j'ai adoré)
Répondre
M
Oui c'est amusant, je viens de le finir, et j'ai beaucoup aimé. La photo du chien reconnu dans sa valeur, justement émotionnelle et affective, est très belle.
A
j'ai recopié ta conclusion pour terminer mon message sur la mailing-list EMDR répondant à Cécile Elorriaga &amp;amp;quot;être ému par ses patients&amp;amp;quot; (&amp;amp;quot;L'émotion est dangereuse ? Tellement plus dangereuse est une pensée dénuée de toute sensibilité. &amp;amp;quot;)<br /> encore merci, Marie-José, anne
Répondre
M
Merci Anne, j'ai aussi répondu à cette collègue qui témoigne avec spontanéité et simplicité.
E
eh oui! Pas assez nombreux sont les psychothérapeutes qui ne s'obstinent au mythe de la &amp;amp;quot;personne absolument guérie et sans faille&amp;amp;quot;.Que serait l'humanité sans ses émotions et sa sensibilité, sans sa vulnérabilité et sa créativité?
Répondre