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CANICULE

par Marie-José Sibille

publié dans Fiction

Ci-dessous une nouvelle pour bien profiter de l'été ...  Je l'ai écrite en juin 2003 ! Et à peine remaniée pour corriger des lourdeurs aujourd'hui insupportables, donc pardonnez l'imperfection, j'ai juste pensé que c'était d'actualité. Vous y découvrirez aussi, car cette nouvelle avait été écrite pour un concours, un des premiers dessins de mon illustratrice favorite, Liane, celle qui a illustré mon recueil de nouvelles Juste un mauvais moment à passer. Je le trouve très beau dans sa simplicité, mais elle a fait du chemin depuis : https://liane-langenbach.com !

Bel été malgré tout, et à très vite pour d'autres posts. 

CANICULE

 

 

Au mois de juin 2020, la chaleur se mit à tuer plus que des vieillards en bout de piste, souvent en fugue de leur mouroir, et des bébés à peine éclos, oubliés quelques minutes au soleil par des parents surmenés. Depuis quelques années ces morts se comptaient par milliers. L’été n’était plus synonyme de vacances, mais de retraite à l’ombre, d’enfermement dans les tours climatisées plus ou moins luxueuses où tout se passait, lieux de vie uniformisés, sauf pour les pauvres et les prisonniers. L’ombre était devenue un luxe, l’eau aussi. C’était le cas depuis longtemps. Simplement les pays du Nord n’avaient pas voulu s’en rendre compte plus tôt. Les vacances se prenaient tôt dans le printemps et tard dans l’automne. Les plus privilégiés avaient leur résidence au pôle, sur des cités flottantes que ne menaçait plus aucun iceberg ni ours blanc. L’hiver était devenu la saison des tempêtes et finissait d’arracher les arbres que la sécheresse de l’été n’avait pas réussi à tuer. Le jardinage étant interdit depuis 2010, la France était devenue un pays sans fleurs et sans abeilles.

La canicule augmentait la violence, depuis celle quotidienne et intime dans les familles sous tension permanente, jusqu’à celle, proche de la folie, qui se développait dans les banlieues surpeuplées transformées en fours. Les pays du Sud étaient devenus des enfers que quelques uns avaient pu fuir, pas assez à mon goût, mais trop pour les services de l’immigration et les extrémistes en tous genres qui se nourrissaient de ces temps d’apocalypse.  

La solitude comme celle que j’avais choisie depuis longtemps devenait un luxe pour l’âme, comme l’ombre et l’eau l’étaient pour le corps. 

Ma seule compagnie depuis deux ans était une femelle lévrier que j’avais appelée Canicule. Canicula signifie petite chienne en Latin, de l’autre nom de l’étoile Sirius qui apparaît avec le soleil dans les périodes de fortes chaleurs, réservées à l'été dans un passé déjà lointain. Les romains immolaient des chiennes rousses comme le soleil pour conjurer l'effet néfaste de la canicule sur les moissons. Rousse était ma chienne, comme le soleil, comme les arbres brûlés, comme la terre desséchée, comme les cheveux de Jeanne aussi. Ce nom m’évoquait aussi Caligula, le féroce empereur romain, et servait à conjurer ma peur du cataclysme qui approchait. Je m’étais ainsi férocement attaché à elle. Canicule remplaçait la famille que j’aurais eue si Jeanne était restée.

Des adultes aussi mourraient depuis les premières grandes chaleurs du début du millénaire. Mais ils étaient en prison, ou à l’hôpital, ou étaient victimes des incendies et des inondations et il était plus simple de mettre cela sur le compte de la maladie, de l’insalubrité, de l’isolement. 

En ce mois de juin, ce fût impossible. La température à l’ombre sous abri atteignait 55° dans les plaines du sud. J’étais en train d’écrire un article de plus pour dénoncer les pouvoirs politiques incapables de prendre les décisions qui auraient peut-être encore pu inverser le cours de choses, incapables de s'affirmer face aux pouvoirs financiers. Les dépenses énergétiques, au lieu de décroître comme la logique l’aurait voulu, explosaient pour faire vivre les climatiseurs et autres machines sophistiquées qui entretenaient la collectivité humaine. J’avais conscience de mon impuissance, mais quoi faire, si ce n’est continuer à crier dans le désert, et ce n’était plus une métaphore. La destructivité allait trop vite, bien plus vite que la prise de conscience de quelques uns. Et, à force de vouloir éviter d’être traités de catastrophistes, findumondistes et autres oiseaux de mauvais augure, trop de mes confrères et consoeurs avaient préféré garder un profil bas. 

Un soir, je fus pris par la tentation du dehors, et je sortis avec ma chienne vers minuit, heure où nous ne souffrions plus que d’une température de trente-cinq degrés, et où la faible activité extérieure était la plus dense. J’habitais près d’une zone naturelle et je partis avec elle marcher dans un champ craquelé comme un pain oublié dans le four, déchiré de failles de plusieurs mètres de profondeur, hérissé de vieux restes desséchés de racines n’ayant pas eu l’occasion de pourrir. La lune était superbe, elle se frayait un passage parmi les nuages de chaleur accumulés pendant la journée. Comment ma chienne aurait-elle pu résister ? Elle partit en hurlant d’excitation. Je l’appelais longtemps, mais la course lui manquait trop pour qu’elle revienne vers moi. Le matin me retrouva cloîtré dans mon espace climatisé sous haute surveillance. Les gardiens, prévenus, me ramenèrent son cadavre la nuit suivante. Il y a quelques années, au temps où le monde paraissait encore clément aux aveugles, c’est le corps de Jeanne que l’on m’avait ramené, une des milliers de victimes d’un des grands tsunamis de la nouvelle ère.

 

En cet été 2025, je me souviens d’elles, comme chaque année. Dans nos bulles climatisées, les animaux domestiques sont interdits depuis longtemps. Trop d’énergie dépensée pour rien. Et les bêtes sauvages ont disparu. Fondu devrais-je dire.

Je laisse sur le bureau mon dernier article. Il dénonce en vain les lois votées hier avec une majorité écrasante sur l’usage proportionnel des climatiseurs en fonction de l’origine raciale. Il n'y en aura pas pour tous. C'est vrai.

Mon petit baluchon est terminé. Une photo de Jeanne, une de Canicula, quelques provisions pour tenir quelques jours. 

Je pars au bout de la terre désertique attendre la Dernière Vague. 

Elle ne saurait tarder, tous ceux dont la voix compte ici sont d’accord. Ils ont pris des mesures pour être - croient-ils - du côté des survivants. 

Mais ils ont tort. 

La dernière vague ne laissera rien derrière elle, et surtout pas d’Arche de Noë. 

 

 

 

Juin 2003

 

 

 

Dernière Vague - Dessin de Liane Langenbach

Dernière Vague - Dessin de Liane Langenbach

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Commenter cet article
A
Pardon Marie José j'ai confondu votre nom avec ce prénom tout autant magnifique
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M
Merci pour votre retour. Oui moi aussi j'aime beaucoup Sibille, Marie-José fait un peu archaïque aujourd'hui mais bon ...<br /> Pour votre question, je garde le moral grâce à la créativité, les relations positives et le contact avec la Nature. Et je mets mon espérance dans le développement de l'empathie et la confiance dans les lois de l'évolution ... Par contre ça n'empêche pas la colère et la révolte, je vous invite à lire un autre article : Avez-vous besoin d'une écothérapie ? Bonne journée dans le moral et l'espérance ...
A
Alors sibille comment gardez-vous le moral et où placez vous votre espérance ?
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S
Il est temps d agir tous autant que nous sommes par des petites actions qui sont à notre portée pour preserver cette belle terre : notre mère nourricière qu il nous faut aimer pour la transmettre à nos enfants et petits enfants. <br /> Merci pour cet ecrit qui nous fait nous poser, reflechir et agir. prenons soin de nous tous avant qu il ne soit trop tard !
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M
Merci Sylvie, c'est l'objectif (et pas une balle dans la tête ...) !
F
Bouh j'ai des frissons en vous lisant, ce texte inspiré en 2003 est emprunt de tant de mots et phrases qui semblent de plus en plus véridique il faudrait que tous puisse le lire pour que l'on prenne conscience des dégâts que nous faisons ! je vous écris mon ressenti assez violent car les mots sont choisis pour être percutants donc bravo.
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M
Merci Florence ! Heureusement il y a de plus en plus d'initiatives positives.