VIE VIOLÉE, VIE VOLÉE ? …
VIE VIOLÉE, VIE VOLÉE ? …
Tous les jours nous parviennent des décisions de justice honteuses concernant des viols sur mineures, parfois handicapées, ou sur des femmes majeures obligées de subir quotidiennement la vue, la présence ou le sentiment de menace de l'homme qui les a violées par l'incompétence, le déni, le silence de professionnels de la justice, de la police, de la médecine.
Dans un pays démocratique comme la France malgré MeToo, Causette, Noustoutes, et tout le renouveau bienvenu du féminisme depuis à peine trois ou quatre ans, les progrès sont minimes, les chiffres du viol ne bougent pas.
Comment est-ce possible ?
Exactement de la même façon que tout en sachant que nous allons droit dans le gouffre de la destruction de la planète, nous continuons à prendre notre voiture chaque matin pour aller travailler.
Exactement de la même façon que tout en sachant que 700 enfants environ meurent sous les coups chaque année, sans parler des séquelles irréversibles, nous continuons à chipoter sur les virgules de la loi contre la violence éducative, pour ne surtout pas froisser les parents électeurs. Et sûrement beaucoup d'élu.es.
La parole est indispensable, mais pas suffisante pour provoquer le changement.
Le coût psychique de la dissonance cognitive - le décalage entre nos valeurs et nos comportements - est tel que le cerveau préfère mettre de côté, pour plus tard, au fond d'un tiroir ...
Peut-être cela vous rappelle quelque chose ?
Le changement ne se décrète pas. Il s'accouche dans la souffrance.
Une femme adulte, bien dans sa vie et dans sa peau, entourée, au fait des recours possibles, violée par un ou des inconnus de manière unique et imprévue, va mettre des mois à s'en remettre. Et même dans cette situation, avec une victime « bien sous tous rapports », il y a des risques de minimisation et de banalisation par l’entourage, une manière de rendre les faits plus digestes. Il y aura les doutes trop fréquents des autorités, les questions auxquelles il faut répondre y compris sur ses sous-vêtements[1], le rejet, la honte, la peur de briser un tabou, et, finalement, l’angoisse d’être au fond la seule coupable de ce qui s’est passé, le sentiment d’être seule au monde avec le traumatisme.[2].
Que pensez-vous alors qu’il va se passer pour une ado violée par une bande de « copains », surtout si cette ado a « vraiment dépassé les bornes » en se droguant, buvant, fumant ou mettant une mini-jupe, voire tout en même temps ? Que va-t-il se passer pour une enfant agressée par un adulte qu’elle connaît, pour une collégienne abusée par un membre de l’éducation nationale, pour une patiente violée par son médecin ou son psy ?
Camille a encore du mal, plus de vingt-cinq ans après les faits, à envisager une relation stable avec un homme : elle se sent très vite menacée, enfermée, sous emprise. Éducatrice spécialisée passionnée par son travail à l'Aide sociale à l'enfance, elle élève seule ses deux filles adolescentes. C'est ce qui a motivé sa venue en thérapie.
Dans l'histoire qu'elle finira par me raconter, c’était l’été, le temps des amours auxquels elle ne connaissait rien encore. Elle n’en savait que les battements de cœur de la cour de récréation. C’était le temps de la joie de vivre et de l’élan vital qui s’expriment dans la musique et la danse, cet élan vital qui pousse certains hommes à semer leurs spermatozoïdes dans des ventres qui les refusent, poussés par la testostérone et la brutalité qu’ils ne savent pas ou ne veulent pas contrôler.
Le temps de l’été, un temps parmi d’autres où la violence sexuelle prend trop de place, dans les fêtes de village et les beuveries qui vont de pair, dans les sorties de boîte et sur les plages au clair de lune, dans les cités surchauffées comme dans les bureaux et les chambres d’hôtels climatisés.
Pour Camille, c’était des garçons qu’elle connaissait, au retour d’une sortie à la piscine. C’était la période fragile de la puberté, ses débuts de femme, son ouverture à l’amour.
« J’ai 12 ans, je reviens en mobylette à la maison après la piscine, quand deux jeunes garçons que je connais, car ils habitent près de mon collège, me suivent, eux aussi en mobylette, puis m’encadrent et m’invitent à aller dans le bois au bord de la route pour « discuter ». Le fait que par naïveté et timidité, par soumission, je les ai suivis, m’a empêché de nommer cette agression pour ce qu’elle était, un viol. Mais surtout, je pense que je ne savais même pas que ça existait, je n’avais pas de mots pour ça, personne ne m’en avait jamais parlé. Ce que je revois encore aujourd’hui, à 40 ans : le champ de maïs, le soleil très fort, les yeux d’un des garçons qui ne m’a pas violée mais qui a tout regardé, moi les bras écartés par terre, la tignasse noire du garçon qui m’a violée. Ils devaient avoir à peu près 16 ans. Je n’en ai parlé à personne pendant plus de vingt ans, mais cet acte silencieux et gardé secret a rongé jour après jour toute estime de moi-même jusqu’à ce que je me détruise de toutes les façons imaginables. Pourquoi n’ai-je rien dit à mes parents ? Je ne voulais pas les déranger, peut-être pensais-je qu'ils ne prendraient pas ma défense. J'ai ainsi appris à me taire. Non seulement avec les autres, mais à l’intérieur de moi. J'ai enfermé ce viol sans accès possible dans un coin de ma mémoire pendant de longues années. Combien d’autres encore ? C’est une question que je continue à me poser. »
Camille est résiliente. Elle a pu affronter la blessure, apprendre à la porter, à vivre avec, à ne pas la laisser définir son identité, puis enfin à la soigner dans une thérapie. Nous pouvons même supposer que la transformation de ce trauma a développé chez elle des qualités humaines et d’empathie très utiles dans son travail.
Mais cette histoire aurait pu se terminer beaucoup plus mal.
Tous les jours des victimes de viol, surtout pendant l’adolescence, développant les mêmes comportements à risque que ceux que Camille a développé dans sa jeunesse, rencontrent la mort au bout du parcours. La mort rapide par overdose, accident de la route, souvent dans un état de grande alcoolémie, ou par suicide. La mort lente par l’alcoolisme et le tabagisme, les troubles alimentaires, l’enfoncement et la paralysie progressive dans la dépression chronique et le recours massif et dans la durée aux anxiolytiques et antidépresseurs.
Aujourd'hui il existe un film qui permet de se confronter à cette expérience de l'intérieur. Les Chatouilles. Il s'agit de la thérapie et de la résilience de la victime d'un pédophile, "histoire vraie" filmée avec l'actrice qui a elle-même vécu cela. Sur le plan cinématographique comme sur le plan de l'ouverture thérapeutique c'est une réussite. Dans certaines scènes, on n'est plus dans un film mais dans la réalité. La réalité du corps, des émotions, d'un certain lien thérapeutique aussi.
Dans le viol s’entremêlent différentes formes de violence. Car le viol nous parle avant tout de violence, pas de sexe. Et encore moins d'amour.
Ces violences se marient pour produire des chimères monstrueuses qui nous laissent pour morte sur le bord du chemin : en effet, quand nous croyons avoir réussi à fuir la gueule du lion, la queue du scorpion nous rattrape par derrière.
Mais le courage de la femme est immense, à la hauteur parfois de l’estime de soi bafouée.
Juliette a décidé dans son parcours thérapeutique de confronter sa mère qui ne l'a jamais protégée de l'inceste répété de son frère entre 6 et 12 ans. Le frère est l'homme fort de la famille depuis la mort du père, quand Juliette était encore bébé. Dans les repas fréquents et importants dans cette famille en partie d'origine italienne, le frère ainé à la place du chef. Juliette s'oblige à y aller mais en ressort malade à chaque fois, assommée. Quand elle parle à sa mère, celle-ci ne peut tout simplement pas entendre ce que lui dit Juliette. Elle n'arrive même pas à la regarder dans les yeux.
Les femmes sont parfois les gardiennes de prison d'autres femmes. De leurs filles.
Juliette a décidé de rompre avec sa famille. Elle n'a pas été assez soutenue par ses proches pour trouver la force de parler à son frère, mais elle lui a écrit. Lettre restée sans réponse. Elle a eu le courage de dire non à une famille, sa famille, qui cautionnait par son silence la soumission des femmes et la non protection des filles. Courage dont le coût est la solitude, quitter la meute n'est jamais simple.
Le viol permet de comprendre qu’un acte de violence n’est jamais isolé.
Il s’inscrit d’abord dans un contexte socio-culturel et familial qui le tolère, voire le nourrit, l’encourage, le provoque. C’est pour cela qu’il faut en parler, jusqu’à ce que ce soit rendu inadmissible au moins dans notre pays, où malgré la démocratie et le combat affiché pour l'égalité des sexes, 93000 femmes sont encore victimes de viol ou de tentatives de viol en 2017, sans parler des bien plus nombreuses petites filles et adolescentes.
Par ailleurs, le viol non entendu va souvent déclencher une réaction en chaîne de comportements autodestructeurs de plus en plus extrêmes qui tombent comme des dominos l'un après l'autre sur la victime, démultipliant les conséquences de l'agression initiale comme les répliques d'un tremblement de terre. Ces actes transforment souvent et paradoxalement la femme en l’objet de jouissance que ses agresseurs avaient d’abord vu en elle, et les pires injures paraissent enfin justifiées pour la qualifier … aux yeux de certains.
Si le traumatisme n'est pas entendu et soigné, et si possible l'agresseur sanctionné, il finit par devenir très difficile d’attribuer ces comportements ou ces troubles, une dépression profonde par exemple, au trauma initial, en particulier quand le viol a eu lieu pendant l’enfance ou l’adolescence.
Le viol inaugure ainsi une succession de violences.
A la violence physique et émotionnelle de l’agression, peuvent se rajouter la violence du déni voire des moqueries de l'entourage y compris de la part de la police, de la justice, de la médecine. A ces violences relationnelles et institutionnelles, se rajoute encore la violence comportementale de l’autodestruction et des conduites à risque. Il y a enfin la violence intérieure, celle du syndrome post-traumatique, ces manifestations limites de dépersonnalisation, de décorporation, de distanciation extrême, de dissociation qui finissent par faire basculer certaines du côté de la folie ou du suicide, bien qu'étant à l'origine des tentatives de protection de notre cerveau. Et, au quotidien, la violence du combat contre la honte et la culpabilité, véritables mort-vivants qui aspirent la vitalité, la joie de vivre, la créativité et nourrissent phobies sociales et affectives limitantes. Syndrome post-traumatique trop souvent transformé en diagnostic psychiatrique comme celui de personnalité borderline ou bipolaire, le trauma se conduisant souvent comme un ado cherchant la limite !
Prenons le temps de sentir le coût de ce pacte de silence que beaucoup de victimes passent avec elles-mêmes et leur entourage.
Le viol dans l’enfance, la puberté, la jeunesse ou l’âge adulte n’ont pas les mêmes conséquences. Dans l'enfance, le viol désorganise toute l'identité, le rapport aux adultes, à son corps, à la réalité. A l’adolescence, en particulier à la puberté, le viol est comme une bombe qui fait exploser le corps de la femme en train de se construire, qui détruit la confiance dans la relation entre les sexes, qui anéantit l’idée d’une relation affective sécurisante.
Les femmes que j'ai accompagnées se rendaient bien compte de l’absence de plaisir dans la relation sexuelle, du besoin de drogue, d’alcool ou de malbouffe, de l’incapacité à dire non même à leur compagnon quand elles en avaient un, mais elles ne pouvaient « penser » la situation en lien avec le trauma initial, elles ne pouvaient plus pour certaines repérer la maltraitance et l’emprise chez les hommes qu'elles rencontraient.
La violence est l’ombre de l’empathie, elle crée des liens aussi forts que l’amour et renâcle à nous laisser partir.
Elle abolit toute idée de séparation entre soi et l’autre, toute idée de protection, tout en isolant la victime et son agresseur intériorisé du reste du monde, comme dans le plus fusionnel des couples.
Comme le montre encore le film "Les Chatouilles", il faudra au thérapeute beaucoup de patience, d’empathie, d’humilité, d’intérêt véritable pour l’autre, et peut-être d'innocence, pour pouvoir être autorisé à franchir la porte d'entrée.
Quelques chiffres.
Le 22 février, Marie Pierre Rixain (la Présidente de la Délégation aux droits des femmes à l’Assemblée Nationale) et la députée Sophie Auconie ont rendu un rapport sur le viol et les violences sexuelles faites aux femmes.En 2017, ce sont en tout 250 000 victimes de viol ou de tentatives de viol : 93 000 femmes, 15 000 hommes et 150 000 mineur.es.
9% de l’ensemble de ces victimes seulement portent plainte.
Sur ces 9%, ensuite, seule une plainte sur dix aboutit à une condamnation de l’agresseur.
La plupart du temps les violences sexuelles ont lieu dans la sphère familiale.
96% des auteurs de viol sont des hommes et 91 % des victimes sont des femmes.
1 femme sur 10 a été violée ou le sera au cours de sa vie.
[1]http://www.madmoizelle.com/viol-string-irlande-967775: Vous trouverez dans cet article des liens vers des vidéos importantes qui expliquent les phénomènes post-traumatiques, et de sidération pendant l'agression.
[2]Prenez le temps d’aller écouter le témoignage (datant de 2012) de cette journaliste violée en Egypte. www.marieclaire.fr: http://www.marieclaire.fr/,ces-femmes-qui-ont-brise-le-tabou-du-viol,2610255,544134.asp. Elle note qu’un correspondant de guerre qui serait revenu avec une balle passerait pour un héros, alors que son viol collectif sur la place Tahrir, personne ne voulait en entendre parler. 80% des femmes égyptiennes sont victimes de violences sexuelles. Merci et bravo à toutes ces femmes. Voir aussi : Viol : la honte doit changer de camp ! http://contreleviol.fr/
On ne lâche rien : inceste, viol, violences faites aux femmes, aux enfants, aux personnes vulnérables.