Ce matin j'ai pleuré...
Ce matin, j’ai pleuré.
Pour l’état des océans, déjà plus de plastique que de poissons dans les mers, et le discours hors-sol de notre cher président au sommet qui leur était consacré ?... Non, ça c’était dimanche.
Pour la guerre en Ukraine, l’oubli tragique des autres guerres et la folie furieuse des hommes…. Non, ça c’était lundi.
Pour le jeune tabassé par un policier dans la manifestation pacifique contre la gestion de la crise sanitaire ? Non, ça c’était mardi.
Pour la jeune fille appelant au secours et traitée de grosse pute par un autre policier ? Non, ça c’était mercredi.
Aujourd’hui on est jeudi, et ce qui m’a mis les larmes aux yeux c’est une définition de mots croisés. Je lance parfois mon cerveau le matin avant d’écrire en faisant cet exercice. Et je suis tombée sur une définition récurrente : « Il fut mis en réserve », en trois lettres. Les cruciverbistes auront tout de suite trouvé la réponse : UTE. Indien d’Amérique. Vous pouvez trouver aussi : « Il vivait avec les bisons ». Et il a été massacré en même temps qu’eux … Ça c’est moi qui le rajoute car les mots croisés sont plutôt blancs et souvent machistes. Par exemple vous pouvez trouver pour SEXE : « L’un des deux est plus faible que l’autre ». Et de culture classique. Il vaut mieux avoir lu Proust et Beaudelaire plutôt que Richard Powers ou Gisèle Halimi, connaître toutes les batailles napoléoniennes plutôt que les révoltes des peuples colonisés.
Mes larmes de ce matin ont été provoquées par la sécheresse de la définition associée à une partie de l’humanité. « Il fut mis en réserve ». Cela aurait pu être : « Il fut brûlé dans des camps ». En 4 lettres. JUIF. Ou : « Elle a été gommée de l’Histoire ». En 5 lettres. FEMME. Ou encore : « Il est tué tous les trois jours en France dans sa famille ». En 6 lettres. ENFANT.
J’ai ressenti à nouveau dans mes tripes que des hommes sont capables de mettre d’autres hommes en réserve après les avoir massacrés. Comme les lions et les girafes, comme les pandas et les tigres du Bengale. C’est une réalité d’aujourd’hui, pas d’hier.
Reste la bonne question, très actuelle, de savoir pourquoi pleurer ? Pourquoi ne pas se couper définitivement de l’actualité… et des mots croisés ?
Beaucoup de symboles féminins parlent de la guérison par les larmes. Comme si les larmes étaient une ressource, une thérapie, particulièrement adaptée à la femme pour cause de biologie et de culture. Une force et non pas le signe d'une fragilité. Il existe nombre de déesses en pleurs. Par exemple, La Mater dolorosa, la vierge pleurant sur le corps de son fils Jésus, symbole de l’humanité souffrante. La déesse grecque Déméter pleurant sa fille Perséphone enlevée par Hadès, le dieu des enfers. Ou encore Freyja, déesse nordique de la fertilité, pourtant guerrière, qui voit ses larmes se transformer en ambre ou en or. En trésor.
Les larmes sont un puissant facteur de résilience, elles nous entraînent vers l’autre rive dans leur flot, elles ne noient jamais personne. Elles sont un langage universel depuis que nous sommes bébés. Elles nous portent dans le deuil. Elles nettoient la fatigue.
Que faire quand la rivière se transforme en tsunami ? La consolation est un mot que l’on a pas mal entendu ces derniers temps, suite à la parution du dernier livre de Christophe André. Se sentir accueilli dans ses larmes, sans limite de temps, sans parole inutile est une expérience thérapeutique profonde, difficile à trouver dans une société où l’expression émotionnelle forte est souvent interprétée comme pathologique et traitée avec des médicaments, une société où les larmes font peur, y compris trop souvent aux thérapeutes. Quand notre culture nomme que l’important, surtout pour les hommes, est d’apprendre à contrôler ou gérer ses émotions, ce qui passe le plus souvent par la répression, le tsunami de larmes peut évoquer les flots trop longtemps retenus. Il finit aussi par se calmer, mais parfois en ayant détruit sur son passage.
Or les larmes sont un appel au lien apaisé, aux pages qui se tournent, à la souffrance transformée. Pleinement accueillies, par l’autre, par soi-même, par le tout autre, au fur et à mesure qu’elles viennent, elles se transforment bientôt en rire, en lien partagé, en confiance en soi pour faire face aux défis du monde.
Je pourrais aussi peu m’en passer que de l’eau que je bois.
Article très approfondi sur les pleurs et leur utilité première partie. Merci à Eric Binet.
Deuxième partie.