Le complexe du lépreux
Réflexion sur la socialisation de la souffrance
L’enfant apprend très vite à faire taire
la souffrance qui dérange, pour la remplacer éventuellement, si le contexte le permet, par une plainte plus audible. Ainsi, souffrant cruellement de la mésentente de ses parents, va-t-il réclamer
des soins exagérés pour un rhume ou un cauchemar. Exagérés, car ces soins sont chargés d’apaiser une double peine, comme dans nombre de maladies.
C’est ainsi que nous apprenons à mentir.
En voulant aimer.
Cette attitude va se renforcer au fur et à mesure de nos expériences hors de la famille, où nous savons, dès la cour de récréation, à quel point toute vérité n’est pas bonne à dire. Jusqu’à ne plus savoir si même une seule vérité peut être bonne à dire, pour peu qu’elle s’accompagne d’une possible souffrance à dévoiler en soi, où à révéler chez l’autre.
C’est ainsi que nous apprenons à nous taire.
Mais ce n’est pas grave. Le bruit du monde est féroce. Il suffit largement à remplir le vide.
Jusqu’à ce que.
Pour beaucoup de professionnels de la santé psychique, y compris certains psychothérapeutes trop pressés d’éradiquer le symptôme, la souffrance n’est pas entendable, elle est aussi taboue que la mort. Mais là où la mort provoque surtout déni et refoulement, ces enfants de la terreur, la souffrance déclenche surtout dégoût et rejet, volonté de mise à distance. Il faut la guérir, l’opérer, l’éradiquer, l’amputer comme une jambe gangrenée. Les sanglots et les larmes qui l’accompagnent, la chair qui se répand dans la tristesse, et le manque de contrôle que cela suppose, la rendent insupportable. Il faut trouver une solution.
Les parents du Bouddha, au 6ème siècle avant Jésus-Christ, essayèrent de protéger leur enfant du contact avec la souffrance su monde. Pour cela ils l’enfermèrent dans un palais, par amour, jusqu’à ses 18 ans. Faut-il rappeler que quand il en sortit, ce fut pour rencontrer la maladie, la vieillesse et la mort ; et du choc, puis du travail intérieur issus de cette rencontre, il pût atteindre l’éveil ; quoi que ce mot signifie pour chacun, il est a minima incompatible avec le déni, le rejet, mais aussi avec l’effondrement et la dépression, de même qu’avec la victimisation. Le christianisme lui aussi s’organisa autour d’une conscience très particulière de la souffrance, la Passion (qui est un synonyme de souffrance, je le rappelle).
Les religions, dans toutes leurs limites, et les philosophies, se sont donc toujours engouffrées dans ces portes donnant sur le vide que sont la vieillesse, la souffrance et la mort. A tort ?
L’homme qui porte la souffrance non dite, Boris Cyrulnik l’appelle « l’épouvantail » dans son dernier essai.
Dans mon imaginaire, il est plutôt associé au lépreux, peut-être à cause de la petite musique de la clochette : « Ecartez-vous, écartez-vous braves gens, voilà la souffrance qui passe, l’indicible détresse, la perte insupportable de tous les possibles, de tous les désirs, la mort incontournable, mais qui se fait attendre. La mort non héroïque. La mort sale ».
Alors que nous, hommes et femmes du 21ème siècle, croyons à la mort hygiénique, à la souffrance endormie, voire assommée par les médicaments.
Que faire de la tristesse et de la peur, du désespoir et de la rage, dans une société où le taux de testostérone et les pics d’adrénaline sont les deux mamelles de la croissance et de la course vers toujours plus de consommation ; où les suicides dans les entreprises éclatent comme des fusibles surchauffés, les maltraitances envers les femmes et les enfants, et les hommes les plus fragiles, explosent comme des mines anti-personnelles ; une société où la violence est confondue avec l’affirmation de soi, et la brutalité pulsionnelle avec la gestion du pouvoir économique ou politique ; un monde où la peur apparaît comme l’émotion dominante dès que l’on parle un peu ensemble. Dans cette société là, se pencher sur le vide, le manque, imaginer le temps de la perte et celui de la mort, laisser le temps à l’âme de nous dire ses états, tout cela apparaît, je le comprends bien, comme une aberration.
Les psychothérapeutes sont les envoyés spéciaux des léproseries. Evidemment parce qu’ils sont souvent eux-mêmes des lépreux assumés. La souffrance qu’ils continuent à accepter d’éprouver est le garant du fait qu’ils n’iront pas trop loin dans la prise de pouvoir, la sclérose dogmatique, ou la négation de la personne qu’ils accueillent.
Et aussi parce que ressentir la souffrance, c’est le prix que paye celui qui veut garder l’empathie.
L’empathie, c’est la conscience de notre fraternité profonde avec l’autre. C’est une qualité fragile, qui, avec les meilleurs sentiments et les actions les plus efficaces qui soient, peut vite se transformer en charité, assistanat, instrumentalisation, prise de pouvoir d’une manière ou d’une autre sur la souffrance de l’autre. Et donc en déni de notre parité d’êtres humains. L’action juste est difficile. Mais l’inaction est inhumaine.
Je comprends tout à fait que Madame la ministre de la santé, qui se sent de cumuler présidence de région en sus de son ministère, qui combat la grippe A de la main gauche pendant qu’elle éradique les psychothérapeutes indépendants de la main droite, ainsi d’ailleurs que de nombreux acteurs du service public de la santé, doit hurler de rire en entendant parler d’un temps pour dire ses émotions, pour tricoter son histoire, d’un temps aussi scandaleusement inefficace, alors que les psychotropes et quelques TTC bien choisies doivent pouvoir venir à bout de tous ces malades qui n’ont pas la force, ou la décence, de se shouter à l’hyperactivité ou à la consommation à hautes doses.
C’est vrai, je le comprends, car c’est un fonctionnement simple, depuis longtemps rodé par la loi de l’évolution et la survie des plus forts.
Tout ce qui est en creux dans nos vies, depuis le ventre de la mère, jusqu’au ventre ultime de la mort, est perçu comme un danger par tout ce qui s’érige, le phallus, le pouvoir, le scalpel, … C’est donc à guérir, à soulager, à supprimer, à éradiquer, ou à remplir.
Cette attitude est une des clés essentielles de l’évolution de l’humanité, et apparemment aussi, la clé de sa destruction possible.
Les valeurs féminines, ou même devrais-je dire les sensations féminines, sont peut-être plus à l’aise avec ces creux du vivant, ces vides du monde. Dans l’iconographie dominante, y compris celles des journaux psys, il est classique de voir représentés, depuis Freud et même avant, le psychiatre et la folle, ou le psychanalyste et les femmes.
La souffrance acceptée, la conscience quotidienne de la perte et de la mort, ne sont pas incompatibles avec le bonheur, quel que soit ce que l’on met dans ce terme si recherché.
Le besoin d’éradiquer la souffrance est positif comme moteur d’évolution, il n’est pas question ici de le nier, surtout en ces temps de mobilisation considérable autour de la toute petite île qui, très loin de nous, crie au secours. Il devient négatif quand il est synonyme d’oubli, de déni, de coupure ; d’absence de pensée, de retour sur soi, de sensations et d’émotions.
Alors, la clochette des lépreux amène un retour possible vers cette sensibilité ; elle est une musique de notre
humanité.
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