Moi, ce que j’aime dans les cimetières …
Moi ce que j'aime dans les cimetières...
Billet d'humeur paisible
- « Moi ce que j’aime bien dans les cimetières, dit ma plus jeune fille, c’est qu’on peut ramasser les feuilles et les fleurs tombées pour en faire des bouquets.
- Et moi, ce que j’aime dans les cimetières, c’est que l’on peut lire les noms de tous ceux qui sont morts, et imaginer leur famille, réagit la plus grande.
- Et moi, c’est qu’on peut courir dans les allées », dit mon fils, qui s’y verrait bien en skate ou à vélo.
Alors, avec l’élan donné par la plus jeune, nous avons continué.
Moi j’aime chercher et trouver la plus vieille tombe du cimetière,
Moi, le gravier qui crisse sous les pas,
Moi j’aime jouer à se perdre,
Et moi, les gros arrosoirs, ceux qui voudraient arroser une fois pour toutes, pour que l’on n’ait pas à y revenir, dans les cimetières.
Et les plaques "souvenir", plus laides les unes que les autres, et les fleurs en plastique qui arrivent à se faner sans avoir jamais été vivantes, et les familles qui viennent aux alentours du jour des Défunts, ou de celui de la Toussaint, constater une année de plus à quel point elles n’y viennent pas souvent le reste du temps.
Et j’aime les personnes très âgées qui viennent parler à ceux qui sont déjà là, en leur demandant de leur faire une petite place, et de préparer leur accueil. J’aime leur sourire, et la transparence de leur visage, j’aime qu’ils parlent à celui qui est parti avant eux comme si ils prenaient le thé ensemble, là, sur une des tombes du cimetière.
Et j’aime ces dames affairées avec leurs sécateurs et leurs balayettes, qui viennent faire le ménage autour de la tombe de leur époux, comme elles ont toujours fait le ménage autour de lui quand il était en vie. Je peux les imaginer sans peine râlant dans leur tête du désordre que le mort a encore une fois laissé derrière lui.
- « Pourquoi il y en a qui ont des cabanes et d’autres rien du tout ? », me demande l’une de mes filles.
J’aime les monuments ridicules, et la beauté des tombes les plus simples, j’aime les éloges, les épitaphes et les remerciements, j’aime savoir qu’ici est enterré un grand général, là une grand-mère chérie, ici un sportif de haut niveau, là une résistante, ici un adolescent disparu trop tôt contre un platane, là une petite fille qui n’avait que six mois.
J’aime les oiseaux qui viennent chanter sur les tombes.
J’aime entendre les cimetières me parler de la vie.
- « Regarde maman - conclut mon autre fille en attirant mon regard sur l’une des tombes - il est bien entouré celui-là, on dirait un bébé qui vient de naître … ».
Certaines et certains ont peut-être lu la version ci-dessus datant de novembre 2011. Mes enfants ont grandi depuis les scènes que je décris. Mais je constate que malgré les tourments parfois rebelles de l'adolescence, aucun(e) ne rechigne à aller au cimetière le jour de la Toussaint. Comme une évidence qui reste. Et nous fêtons encore chaque année à cette époque la mémoire de nos ancêtres : nous préparons un repas où nous les invitons sous la forme d'un couvert réservé, assiette et verre garnis. Nos ancêtres ? A force, celle qui trône sur la table avec le plus d'importance est Lucy, l'ancêtre de l'humanité, une femme sans race ni religion, une femme avec une âme et un ventre féconds, une femme universelle et généreuse, je peux l'imaginer ainsi en tous cas. Sa mémoire me permet d'intégrer toutes les nuances imparfaites et vivantes de ma famille, ses origines multiples et complexes, légitimes et illégitimes, longuement racontées, mythifiées, idéalisées, ou tues et planquées dans les caves et les greniers. Elle me permet de transcender les liens de sang ou de filiation pour penser les liens d'humanité, elle intègre tous ceux et celles qui ne représentent rien pour moi même si nous sommes de la même famille, et respecte ceux et celles que j'ai tant aimé, même si nous sommes de la même famille. Elle accueille tous les enfants légitimes et illégitimes, mort-nés, avortés, exclus, exilés, adoptés, conçus, désirés, rejetés, oubliés, adorés, et parfois juste aimés et aidés à grandir.
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